Syrie: chambre d’hôpital avec vue sur Baba Amr – par Edith Bouvier
Autour, c’est le chaos de la guerre: rues éventrées, bombardements incessants. Mais l’hôpital de campagne des insurgés syriens reste une sorte de havre, un îlot d’humanité. Les blessés s’y entassent, on les soigne avec presque rien. Une lutte contre la mort.
Blessée à Homs, en Syrie, le 22 février dernier, notre reporter Édith Bouvier a reçu les premiers soins dans un hôpital de campagne de l’Armée syrienne libre (ASL) à Baba Amr, quartier bombardé par les forces du régime de Bachar el-Assad. Rapatriée en France le 2 mars, à la suite d’un dangereux périple à travers la Syrie en guerre, elle est toujours hospitalisée en France et devait subir jeudi une longue et délicate opération de la jambe. Sur place, cependant, elle avait entamé la rédaction d’un article sur l’hôpital de Baba Amr, que nous publions ici.
Il est environ 9 heures du matin quand nous arrivons à l’hôpital. La voiture qui nous y conduit klaxonne plusieurs fois avant de se garer afin de prévenir les médecins de l’urgence.
En fait d’hôpital, il s’agit d’un immeuble quelconque. Au fond d’un couloir, un drapeau du Croissant-Rouge syrien. La première pièce est consacrée aux arrivées. Des infirmières s’affairent autour des blessés, déchirent des vêtements qui font apparaître les blessures. Protégé sous une couverture de laine, un homme a les mâchoires crispées et les yeux fermés. Sa jambe a été touchée par des éclats d’obus. Les médecins se demandent s’ils pourront retirer tout le shrapnell.
Premiers gestes de soin, avec le peu de matériel dont ils disposent. Quelques compresses, un peu de désinfectant. «Cela fait longtemps que nous n’avons plus d’eau, et les coupures d’électricité sont fréquentes, malgré le générateur que nous avons installé», raconte Saher, un jeune infirmier bénévole. Il remonte ses lunettes, ajuste son pull et ouvre un large sourire. «Je poursuis des études en pharmacie, je suis en troisième année. Quand la guerre a commencé et que nous avons cessé les cours, j’ai choisi de venir ici, d’aider les miens, avec le peu de moyens dont nous disposons. On travaille de jour comme de nuit, au rythme des urgences. Le problème, c’est que là, c’est devenu permanent.»
Un anesthésiste, fermier dans le civil
Dans la pièce du fond, trois enfants sont allongés sur leur lit. Ils ne font aucun bruit, ne bougent presque pas. Tous trois ont été victimes du bombardement de leur maison la veille. Leurs parents sont morts sur le coup, ils ont de nombreuses contusions. Leurs regards semblent encore chercher à comprendre ce qui leur est arrivé. Réaliser ce qu’il s’est passé, pour peut-être, plus tard, accepter.
À l’entrée de cet hôpital dit «de campagne», plusieurs médecins discutent. Tous consument leur cigarette nerveusement, presque avec rage, en rallumant une nouvelle à peine le mégot écrasé. Le docteur Ahmed est petit, les cheveux courts, grisonnants, les yeux marron et le regard très doux. Il sort tout juste de la salle d’opération et décide d’en griller une lui aussi pour se détendre quelques instants avant de repartir «au front», celui du bloc improvisé où il officie. «Avant, j’étais dans l’armée, j’étais médecin militaire. Je pratiquais beaucoup d’opérations graves, je traitais beaucoup de patients chaque jour. Mais ce n’était jamais des femmes ou des enfants. Et ce n’était pas aussi violent.»
À ses côtés, Hassan défait son masque sanitaire et étire les bras au-dessus de sa tête. «Je suis anesthésiste, ou plutôt, je le suis devenu, du fait des circonstances. En réalité, je suis fermier, je viens d’un petit village de la campagne près d’ici. Toute ma famille est là-bas, on a des vaches, quelques poules, un peu de terre pour cultiver des oliviers. Rien d’extraordinaire, juste une vie simple et normale. Loin de toutes ces violences et de la guerre.» Malgré ce relatif confort, il n’a pas hésité, dès le début de la guerre, à rejoindre la résistance pour venir travailler dans cet hôpital de fortune.
À peine le temps de respirer un peu d’air frais et il retourne à l’intérieur. Hassan s’assoit au chevet des trois enfants et joue un peu avec eux. Deux grimaces et trois sourires, l’homme repart s’occuper des blessés, l’air un peu plus apaisé.
Aucun mouvement n’échappe aux yeux de Damas
À peine a-t-il disparu derrière une porte que de nouveaux tirs retentissent, comme un écho à sa frustration. Tous les jours, à 6h30 du matin, très précisément, les premiers obus et roquettes pleuvent sur la ville. Même pendant la nuit, quelques explosions continuent de retentir, des bombardements à l’aveuglette, juste pour rappeler à la population que le cauchemar n’est pas fini.
Seule interruption, la pause de midi, une heure de répit pour la population. Pendant quelques instants, les oiseaux chantent, les habitants retiennent leur souffle. Il est complètement impossible de se déplacer dans le quartier dans la journée. Les rues ne sont plus que des champs de ruines, les chaussées sont crevées d’immenses trous d’impacts. Partout, des éclats d’obus, des restes de murs éventrés, des maisons écroulées. À chaque intersection, des poteaux électriques arrachés, des voitures brûlées ou les traces d’un précédent massacre. Vision dantesque.
Les magasins ont tous baissé leur rideau. De toute façon, la plupart ont été soufflés sous l’impact d’une explosion et ils n’ont plus rien à vendre. Cela fait plusieurs semaines que la ville n’a pas été approvisionnée. Les habitants du quartier de Baba Amr n’ont plus de connexion téléphonique, ni d’eau, ni d’électricité, même le fuel pour le chauffage vient à manquer. Parfois, un groupe de résistants parvient à contourner les barrages de l’armée et rapporte quelques rations alimentaires, des médicaments. Mais les chemins sont dangereux et beaucoup ne reviennent pas indemnes de ces missions. Les quelques provisions qu’ils apportent soulagent la population quelques jours, redonnent le moral aux familles et de la force aux combattants.
Aicha est infirmière à l’hôpital. Vêtue d’un long manteau marron, la tête recouverte d’un léger voile blanc, elle allume une cigarette et s’assied à nos côtés quelques instants. «On ne demande rien, pas d’argent, pas d’aide, pas de nourriture, rien. Juste qu’ils arrêtent de nous bombarder en permanence. Je n’en peux plus de voir mes frères, mes sœurs, mes enfants mourir sous mes yeux. Et d’entendre ce terrible moteur en permanence au-dessus de nos têtes». Ce bruit sinistre, c’est celui d’un drone (avion sans pilote) de l’armée de Bachar el-Assad, qui patrouille nuit et jour dans le ciel de Baba Amr. Il surveille les déplacements de population et surtout ceux de l’Armée libre. Aucun mouvement n’échappe aux yeux de Damas. La nuit, des fusées éclairantes traversent le ciel en scintillant. Elles font penser à un feu d’artifice, si ce n’est qu’elles permettent au drone de continuer sa surveillance inexorable.
Des coussins aux fenêtres contre les obus et les roquettes
Un autre médecin passe. Isaam ajuste sa blouse et ébouriffe ses cheveux comme pour se nettoyer de toutes ces horreurs. «Chaque jour, la situation empire. On tient, malgré le manque de sommeil, en se disant que cela va s’arranger. Pourtant, chaque jour, le nombre de blessés continue d’augmenter, les cas sont souvent très graves et on n’a quasiment rien pour les soigner. Je me sens tellement impuissant face à ce massacre.» Il sourit, son visage semble serein. «Mais on va continuer tant qu’on le pourra, tant que l’hôpital tiendra le choc.» Saher approche. «On a installé des coussins sur les fenêtres: en cas d’explosion, cela nous protégera un peu», explique-t-il en montrant deux grands coussins rouges à fleurs derrière lui.
Devant l’entrée, une nouvelle voiture arrive en klaxonnant. Tout le monde se précipite pour en extraire deux très jeunes enfants. Une partie de leur maison a été détruite par une bombe. Ils ont besoin de soins au plus vite. Les médecins s’affairent mais se retrouvent démunis. «Il faut les emmener sans tarder à l’hôpital de Homs», crie un homme. «Comment franchir les contrôles des forces de sécurité?», interroge un autre avec angoisse. Il décide de les embarquer dans sa propre voiture. «Ce ne sont que des enfants, il faut essayer de passer. Ils comprendront peut-être l’urgence.»
Le véhicule s’éloigne à vive allure. Les obus et les roquettes continuent de tomber sur Baba Amr. Quelques instants plus tard, l’une d’elles touchera l’entrée de l’hôpital. Le personnel s’emploie à protéger les patients du nuage de poussières soulevé par l’explosion. Quelques instants à patienter, dans le silence, puis médecins et infirmières reprennent leurs tâches. Ce soir encore, le nombre de morts dans le quartier s’est alourdi, au rythme des bombardements. Plusieurs dizaines de personnes ont été tuées, beaucoup d’autres blessées. Une journée comme une autre.