Syrie : des artistes contre la guerre civile et les massacres par Claire A. Poinsignon
À Paris comme ailleurs en France, le mois de mars est marqué par des rencontres, des manifestations et des spectacles en souvenir du déclenchement du soulèvement pacifique de 2011. C’était l’occasion, pour les Syriens exilés de longue ou de fraîche date, de prendre la parole, de dénoncer les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité qui se déroulent en Syrie, d’appeler à la solidarité.
Comment faire de l’art quand un pays est soumis à une pluie de bombes et de crimes ? Pour présenter autrement leur pays ravagé, ils osent jouer, créer et même cuisiner… Aperçu.
Du 3 au 19 mars, la comédienne Corinne Jaber donnait seize représentations de la pièce qu’elle a conçue en souvenir de son père – un Syrien marié à une Allemande – qui ne lui a transmis « ni la langue ni la religion ni la culture » mais qui lui a « appris à cuisiner » des mets syriens. C’est un des moteurs de la pièce. L’autre, c’est la tragédie syrienne. L’idée lui vient fin 2012 devant les vidéos rassemblées et présentées par la réalisatrice Hala Alabdalla au Centre Pompidou à Paris. La comédienne, qui a travaillé avec Peter Brook puis Irina Brook et en Afghanistan, se met en quête d’un auteur et d’un metteur en scène. D’habitude, dans le métier, c’est l’inverse. À Londres, elle entend parler du Palestinien Amir Nizar Zuabi.
« Ils appellent ça une guerre civile mais il n’y a rien de civil dans tout ça, rien de civil du tout »
Ils partent sur le terrain en 2013, à la rencontre de réfugiés syriens, tout prêts à raconter leur histoire, puis s’enferment à Haïfa au nord d’Israël où habite le metteur en scène. Nourrie de cette démarche singulière, la pièce se construit autour de gestes et de métaphores culinaires, avec des mots simples, en recourant souvent à l’ironie.
Dans sa cuisine, une femme raconte sa propre histoire, l’histoire d’un homme qu’elle rencontre à Paris et celle de beaucoup d’autres qui s’imbriquent dans la sienne, tout en faisant la cuisine – pour de vrai –. Nous observons ses mains qui pétrissent le boughol – le blé dur mondé – puis coupent la viande pour préparer un plat de kebbé – des boulettes de viande enveloppées d’une fine peau de boughol – en s’interrogeant sur l’origine de la violence :
« Peut-être que chaque envahisseur de ce pays,
Chaque bain de sang, chaque onde de violence a laissé un dépôt.
Et maintenant le corps a une mémoire de la violence.
Mais le corps a plein de mémoires…
Comme l’odeur du cumin et des oignons qui caramélisent quand on les frit.
On peut choisir les souvenirs qu’on écoute. »
Avec elle, accrochée à son tablier, nous nous envolons vers le Liban et la Jordanie et faisons une brève incursion en Syrie. Nous croisons le malheur – atténué par des gags et des détails burlesques –, la douleur, la chaleur, les senteurs, les odeurs et même la douceur. Surtout, nous parvenons à saisir de l’intérieur la religiosité immémoriale des Syriens :
« Nous n’avons plus que Dieu.
Jusqu’à ce que le reste du monde se réveille, nous n’avons plus que Dieu.
Dieu ne nous fournit pas une zone d’exclusion aérienne
Mais nous avons besoin de sa pitié. […]
Un jour, ça finira comme ça a commencé.
Nous allons nous pardonner.
Et Dieu va nous pardonner.
J’espère que Dieu nous pardonnera », explique puis murmure Jawad, de l’Armée syrienne libre.
L’auteur et la comédienne regrettent bien que la pièce, créée en 2013 à Lausanne puis en 2014 à Londres dans sa version anglaise, soit encore d’actualité, à quelques modifications près, en 2017. Sans insulter l’avenir, si elle se redonne, allez-y.
Cuisiner pour les femmes, quelle idée généreuse !
Le 7 mars, l’éditeur et écrivain Farouk Mardam-Bey et le photographe Mohamad al-Roumi se mettent en quatre pour préparer un dîner syrien, au Théâtre du Soleil à Vincennes. Avant de passer à table, le public est invité à la projection du film de Hala Alabdalla, Un assiégé comme moi (2016) qui met justement en scène un repas chez Farouk Mardam-Bey. Portrait de cet intellectuel amoureux de poésie, passionné de cuisine et fidèle en amitiés, tourné à Marseille, Arles et Paris, loin de la guerre, où le réel apparaît cependant, tenu en laisse, dans les yeux et les paroles de leurs amis communs.
À Vincennes, après le film, ils sont quatre-vingt à partager ce moment émouvant. Les chefs ont tout donné d’eux-mêmes. Ils sont fourbus. Ils ont juste oublié un détail, « embaucher » des jeunes activistes pour la plonge. Alors, en fin de soirée, c’est Hala Alabdalla qui s’y colle. Allers-retours entre la vie et le cinéma, le cinéma et la vie, à la veille du 8 mars, journée internationale des droits des femmes…
Poésie, danse, musique, lueur…
L’actrice et poétesse Fadwa Souleimane, figure résolument pacifiste de la révolution à Damas puis à Homs en 2011, ne se résout pas à abandonner la Syrie au clan des Assad, aux seigneurs de guerre et à leurs complices de par le monde. En 2014, je l’ai entendue expliquer son engagement : « Depuis l’enfance, j’ai en moi un rêve de justice. J’avais cinq ans quand mon père est mort, j’ai refusé d’entrer dans l’organisation de jeunesse des pionniers, et plus tard, dans les syndicats professionnels. Pour moi, les artistes doivent être du côté du peuple et jouer un rôle de guide. » Ce matin-là, il y avait, à la même tribune, un jeune danseur, chorégraphe et réalisateur, Rami Hassoun. Né en France, il travaille à Lyon mais a passé six mois à Damas en 2009 pour apprendre l’arabe. Après l’étincelle de 2011, il n’a pas été surpris par la créativité des Syriens, dont il apprécie la diversité. Quand il crée un spectacle sur la Syrie , c’est toujours dans une perspective universaliste et humaniste. Pour lui, « tout est lié, le travail politique passe par la parole ; le travail chorégraphique passe par le corps ».
voir Rami Hassoun
Les deux artistes insistent sur le caractère expérimental de ce court-métrage, aux images sombres mais belles et à la bande son très travaillée . Pour entrer dans l’œuvre, laissons-nous guider par la voix profonde de Fadwa Souleimane :
« Dans l’obscurité éblouissante
Mon visage est un morceau de charbon fleuri par la douleur des souvenirs
Et ma mémoire, des villes qui périssent, s’efface par le déversement des temps dans le temps. […]
Dans l’obscurité éblouissante, à ma droite les têtes de mes amis,
à ma gauche les forêts de bras amputés persistent à brandir des signes de paix.
Dans l’obscurité éblouissante, les voix qui ont libéré les papillons bleus,
Ne pensant qu’à la paix et aux colombes, refoulaient le monstre de Damas.
La main qui les a déracinées ne savaient pas qu’elles ont fait naître des gosiers dans toute la Syrie […]
Arrêtez-ce massacre ! »
La chorégraphie de Rami Hassoun s’appuie sur le talent muet de quatre jeunes danseuses , prisonnières, qui tentent de fuir, en vain pour incarner l’indicible face à la barbarie et susciter l’émotion. À la fin, la seule survivante s’avance vers Fadwa Souleimane qui se retourne, marche à sa rencontre et l’étreint comme si la tendresse était assez forte pour renaître, après le massacre.
Mis en ligne le 15 mars sur Youtube, Message to (15’) s’adresse aux Syriens de l’intérieur, abandonnés sous les bombes, à ceux de l’extérieur, sur les chemins de l’exil, aux festivals de court-métrages… et à nous.
Je vous laisse interpréter l’image sur la représentation de l’ONU. Est-ce une supplique ou une accusation ?
Pour aller plus loin :
– Pour agir, dans le sillage d’Annick Neveux-Leclerc, pour aider les Syriens là-bas ou ici via les associations sélectionnées par Souria Houria (Syrie Liberté)
– Pour lire
Collectif, Sur la révolution syrienne, Éditions La Lenteur, 2017 : le premier ouvrage collectif de textes émanant d’activistes syriens publié en français.
Samar Yazbek, Les Portes du néant (Prix du meilleur livre étranger 2016) : sur le nord-ouest de la Syrie, près de la frontière turque.
Ammar Abd Rabbo, À elles eux paix, Éditions Noir Blanc etc., 2016 : sur Alep, dont les quartiers Est ont été repris par le régime en 2016
Majd al-Dik, avec Nathalie Bontemps, À l’est de Damas, au bout du monde, Don Quichotte, 2016 : témoignage d’un révolutionnaire syrien sur la Ghouta, l’ancienne oasis agricole qui entoure Damas
Hala Kodmani, Seule dans Raqqa, Équateurs, 2017 : Sur Rakka, au nord-est, « capitale » de l’organisation dite État islamique
Claire A. Poinsignon