Syrie : ils racontent l’enfer et l’espoir – interview par Daniel Hourquebie et Philippe Rioux
Reem était étudiante, Louai poursuivait ses études de biologie. Ils vivaient à Alep, l’une des villes symboles de la tragédie syrienne. Leur vie a basculé, comme celle de tant de leurs compatriotes, quand ils ont commencé à participer aux manifestations pacifiques contre le régime de terreur de Bachar Al Assad. Devenus journalistes «pour transmettre des informations professionnelles» dans un paysage médiatique saturé par le régime, ils ont quitté leur pays pour témoigner de l’enfer au quotidien d’une population coincée entre Daech et Assad, mais aussi de l’espoir chevillé au corps et au cœur des citoyens syriens qui rêvent d’un État démocratique et civil débarrassé des extrêmes. Invités notamment par le collectif Toulouse solidarité Syrie dans le cadre du projet «Porter la voix des journalistes d’Alep», les témoignages de Reem Fadel et Louai Abo Aljoud interpellent. Accueillis hier dans les locaux de La Dépêche du Midi par Jean-Nicolas Baylet, directeur général, Reem et Louai ont confié à la rédaction (merci au traducteur Samir Arabi) une parole libre.
Reem : «J’ai été arrêtée chez moi, accusée de faire entrer du lait dans la région bombardée et d’écrire des articles pour s’opposer au régime. Je suis restée trois mois en prison et ma famille a dû débourser 10 000 dollars pour me libérer. Pour le régime, il s’agit de terroriser la parole car il craint plus ceux qui combattent par la parole que ceux qui combattent par les armes. Il reste 200 000 prisonniers dans les prisons d’Assad aujourd’hui. Il n’y a pas de prison sans tortures, j’ai été relativement épargnée mais ils me montraient des gens qu’ils suspendaient en l’air. J’ai rêvé d’un morceau de pain pas moisi, d’une couverture pour le corps, d’une pièce pour la toilette, nous étions 40 femmes entassées dans un réduit où il n’y avait qu’un trou….»
Louai : «J’ai été arrêté deux fois par le régime d’Assad puis kidnappé par Daech. La première fois, j’ai été retenu dix heures, quelques gifles. La deuxième fois, quinze jours, les hommes du régime m’ont torturé avec des bâtons électriques. La torture est omniprésente pour obtenir des aveux ou servir de leçon. Le régime a besoin d’aveux car il craint de répondre un jour devant le monde pour ses crimes. Devant le juge, je me suis déshabillé et j’ai montré mon corps avec les traces : «Voilà comment on m’a sorti des aveux». En 2013, j’ai été capturé par Daech, ils m’ont transféré dans «la prison des journalistes» au nord est d’Alep dans le sous-sol d’une usine de patates. Le chef de la prison était français, le chef de la torture était belge…»
«Daech a tué 10 000 personnes, le régime Assad 500 000 ! »
Louai : «Daech a tué environ 10 000 personnes. Le régime Assad environ 500 000 ! Il n’est pas naturel que certains intellectuels occidentaux croient en Bachar Al-Assad ou ne veulent pas savoir. Il faut savoir ce qui se passe sur le terrain. Daech est une pensée idéologique, on ne le combat pas seulement par les armes, il faut aussi une pensée. Il faut éliminer cette organisation qui joue un rôle principal dans le terrorisme mais en sachant que le facteur principal de la présence de Daech en Syrie, c’est Bachar Al-Assad. Il faut l’écarter pour réaliser un front unique contre Daech. On ne peut pas les combattre par la seule aviation. Nous avons besoin des Syriens qui combattent pour leur terre».
Reem : «Comment se fait-il que l’Europe arrive à croire El-Assad quand vous voyez ces effrayantes statistiques ? Le croire, c’est ajouter une catastrophe morale à la tragédie humaine qui se joue».
« Chaque vendredi, il y a 500 points de manifestations pacifiques »
Louai : «Notre message, c’est que les Syriens veulent combattre à la fois le régime et Daech. Nous voulons un Etat civil et démocratique débarrassé de Daech et de tous les extrémistes».
Reem : «Chaque vendredi en Syrie, il y a 500 points de manifestations pacifiques qui reprennent les drapeaux et les slogans de la révolution. Ce sont de simples citoyens syriens qui veulent la chute du régime et le démantèlement des services de renseignements, le départ de toutes les forces étrangères et une Syrie unie. Mais déjà après cinq ans de destruction et de tuerie, rien qu’un cessez-le-feu effectif serait une avancée et cela peut se faire si l’Europe suit.»
« Il faut que ceux qui parlent entendent la souffrance du peuple »
Louai : «Il faut que l’Europe entende la souffrance des peuples sur le terrain. Or la coalition a aussi bombardé des civils. Alors aujourd’hui, on n’attend rien de personne… sauf une connaissance sérieuse du terrain chez ceux qui parlent. Quand Daech avance, on ne peut pas dire «je reste les bras croisés» comme l’a fait la coalition à Palmyre (lire ci-contre). On ne peut pas propager les droits de l’Homme et de la paix et simplement arriver avec une valise de secours. Notre peuple n’a pas besoin d’un pansement mais de solutions radicales.»
« Nous sommes capables detrouver une solution entre nous »
Louai : « Après avoir écarté la mafia du régime Assad, il faudra traduire tous les criminels de guerre devant les tribunaux internationaux, et construire à partir des structures préservées de l’Etat et des départements en Syrie, avec la société civile qui fait de la résistance. Nous sommes capables de prendre en main le nouvel Etat de l’après Assad. On est des sentimentaux, nous sommes capables de trouver une solution entre nous»
Reem : «L’Europe panique en se disant, si Assad chute, c’est le chaos. Mais non, nous sommes prêts à relever le défi avec toute l’opposition modérée, ceux qui n’ont pas de sang sur les mains et tous ces citoyens de la société civile. Nous n’avons pas besoin de chef de l’opposition, c’est le peuple syrien qui les désignera.» !
« A Genève, il faut commencerpar un bon geste de paix »
Reem : «Le comité qui représente l’opposition n’a pas demandé le départ d’Assad mais simplement le respect des conditions humaines pour commencer à négocier. Un vrai cessez-le-feu (il fonctionne partiellement), la libération des prisonniers (ils sont toujours emprisonnés), la fin des sièges des villes affamées (elles sont toujours assiégées). La communauté internationale est incapable de faire respecter ces trois conditions ! A Genève, il faut commencer par un bon geste de paix !»