Syrie, la fuite plutôt que la honte – par Garance Le Caisne

Article  •  Publié sur Souria Houria le 6 novembre 2012

La journaliste syrienne Ola Abbas, en exil à Paris

Ola Abbas ne supportait plus d’avoir à tricher et mentir à la radio et à la télévision d’état. Elle est la première journaliste à avoir fait désertion. Rencontre.

Les opposants au régime disent d’elle qu’elle a fait « défection », comme si elle avait été colonel de l’armée ou ministre du gouvernement. Ola Abbas était journaliste à Damas, mais sa fuite est bien une désertion. La première d’une journaliste syrienne. Voix chaude et célèbre sur les ondes comme sur les écrans, elle travaillait pour la radiotélévision d’État, pour laquelle elle a présenté les journaux télévisés et un talk-show consacré aux thèmes de société. « Je ne supportais plus d’être aux ordres d’un régime qui a dépassé toutes les limites de l’humanité, explique-t?elle, aujourd’hui réfugiée à Paris. J’étais devenue une criminelle moi aussi. »

Au moment du déclenchement de la révolution, en mars 2011, Ola Abbas n’est pas de ceux qui prennent des risques dans les réseaux militants. Elle ne présente plus les flashs d’information à la télévision mais anime une émission de la station de radio Sawt es Shebab, « la voix des jeunes ». La jeune femme appartient à une famille aisée alaouite, branche du chiisme minoritaire en Syrie mais dont est issu le clan Assad. Sa mère, poétesse qui fut un temps vice-présidente de l’Union des écrivains syriens, soutient le régime.

Âgée de 38 ans, célibataire sans enfant, Ola Abbas attend depuis longtemps le changement de régime, mais, comme tant d’autres Syriens, la peur la paralyse. « Nous avons grandi à l’école du père, Hafez El-Assad, une école sécuritaire. Il est difficile de comprendre ce que signifie de ne pas pouvoir dire à haute voix ce que vous pensez. Il faut se cacher, se méfier… »

Une star de la télé qui bascule dans l’opposition

Dans le bâtiment de la radiotélévision, place des Omeyyades, un des quartiers ultraprotégés de la capitale, les membres des services secrets dictent les informations. Au fur et à mesure que la révolution se propage, que la répression du régime se durcit, Ola Abbas doit de plus en plus tricher et mentir. Il y a d’abord les faux directs dans son émission pour trier les témoignages et faire croire que la population soutient le président Bachar El-Assad. Il y a aussi toutes ces informations tronquées où les mots « manifestants » et « révolution » sont remplacés par « gangs armés », « terroristes », « crise » et « complot ».

Ola ne dort plus. Elle multiplie les arrêts maladie pour ne pas aller travailler. Combien? Elle ne sait plus. Le 11 juillet dernier, il ne lui reste plus que deux jours avant de devoir y retourner. Elle sait aussi que ce sera son dernier congé maladie. La radio lui a signifié qu’elle avait dépassé son quota de jours. La jeune femme ouvre alors son compte Facebook et bascule dans l’opposition : « J’arrête de travailler pour un régime qui tue les enfants syriens, déclare-t?elle. On ne pourra réaliser notre citoyenneté que dans une grande Syrie libre… »

L’information circule vite sur les réseaux sociaux. Une heure après, 250 personnes ont cliqué « like » sur son compte. Son téléphone portable sonne. Quelqu’un la menace de mort. La jeune femme sait qu’il lui reste peu de temps avant d’être arrêtée : « La mort ne me fait pas peur mais la prison et la torture, oui. » Ola file dormir chez des amis et part pour Beyrouth le lendemain. Une semaine plus tard, elle est en France.

Réfugiée à la Maison des journalistes

Quelques jours après, un des directeurs de la radiotélévision n’arrive pas à croire qu’elle ait pu faire défection : elle est alaouite, donc forcément du côté du régime! « C’est une des raisons de mon départ, insiste Ola. Le régime joue sur le confessionnalisme. Je refuse qu’on me qualifie d’alaouite, je suis un être humain, syrien, c’est tout. » « Sa défection est très importante pour l’opposition, analyse Rabee Al-Hayek, de l’association Souria Houria. Elle montre justement que le régime ne protège aucune minorité. Tout le monde est menacé. »

« Beaucoup d’alaouites sont contre le clan au pouvoir, précise Ola. Une partie a peur de partir, une autre préfère rester pour essayer de reconstruire une nouvelle société libre. Ce sont des gens de l’élite, très courageux. » La mère d’Ola continue de soutenir Bachar El-Assad. Elle lui a d’ailleurs fait parvenir indirectement un message : « Reviens à Damas, tu seras bien accueillie à l’aéroport. Le pouvoir t’aidera à régler tes problèmes. » Croit-elle vraiment que sa fille sera libre si elle retourne dans son pays? « Ma mère est devenue mon ennemie. Je ne retournerai à Damas qu’à la chute du régime. »

À Paris depuis trois mois, Ola Abbas loge à la Maison des journalistes. Un immeuble qui accueille des reporters en attente d’un statut de réfugié politique. Une chambre de 10 m², très loin de son vaste appartement de la proche banlieue de Damas avec son jardin fleuri. Et de son chien Joy qui lui manque tant. Aujourd’hui, son appartement est occupé par un chabiha, un milicien à la solde du régime.

Ancienne étudiante en littérature française, Ola a toujours aimé Paris. Sa lumière, ses rues où marcher sans fin. « Aujourd’hui, mon amour avec Paris est compliqué, déchiré. Je n’arrive même pas à apprendre le français. Il faut que je fasse répéter les mots nouveaux, je ne les retiens pas. Mon esprit est toujours là-bas, à l’intérieur. »

source : http://www.lejdd.fr/International/Moyen-Orient/Actualite/Syrie-la-fuite-plutot-que-la-honte-Rencontre-avec-la-journaliste-Ola-Abbas-573269

date : 04/11/2012