Syrie: la leçon de courage, d’humour et de fraternité de Kafranbel, la ville rebelle – par Amal Hanano – Traduit par Peggy Sastre
En Syrie, dans une courageuse petite ville, la mort et la résurrection de la campagne satirique et profane qui voulait montrer au monde la tragédie de la guerre civile.
Le cœur de la révolution syrienne –encore vaillant malgré les assauts du régime ou des extrémistes islamistes– bat à Kafranbel, une ville du nord du pays où un groupe de courageux activistes avait réussi à capter l’attention du monde avec leurs affiches et banderolessatiriques, reflétant l’état de la révolte depuis le printemps 2011. Et même si, concernant la Syrie, l’accent porte de plus en plus sur les djihadistes ou le démantèlement du stock d’armes chimiques d’Assad par la communauté internationale, les artistes de Kafranbel ont aujourd’hui une lutte bien à eux à mener: regagner le soutien des habitants de leur propre ville.
Raed Faris a 40 ans. Avec son comparse, Ahmad Jalal, 33 ans, il forme le duo créatif à l’origine des banderoles. Les slogans reviennent à Faris – un grand gaillard au rire tonitruant – tandis que Jalal, calme et effacé, s’occupe des dessins. Ensemble, ils passent leur temps à dénicher des idées, de la documentation et des collaborateurs afin d’illustrer au mieux la tragédie syrienne et savoir comment la présenter monde.
Les banderoles marquent une analyse géopolitique des plus fines dans une forme des plus simples. La pop-culture y est une mine d’inspiration: pour décrire les événements syriens, Faris et Jalal ont fait appel à une célèbre pochette des Pink Floyd, à l’affiche du film Titanic ou même à certains personnages emblématiques du Seigneur des Anneaux. Aucune parcelle de la crise n’est épargnée – ni le régime syrien, ni les puissances occidentales et les Nations unies, ni l’opposition syrienne en exil, ni même les djihadistes radicaux arrivés sur le tard dans les rangs de la rébellion.
Les messages de Kafranbel ont fait le tour du monde. Pour éviter qu’elles soient détruites, bon nombre d’affiches et de banderoles ont été sorties en douce de Syrie et certaines ont été exposées aux quatre coins de l’Europe ou des États-Unis. Une des banderoles les plus poignantes – déployée au printemps dernier devant la Maison Blanche pour célébrer le second anniversaire de la révolution – adopte et adapte la légendaire citation de Martin Luther King Jr.: «J’ai fait un rêve. Que Kafranbel fasse résonner les cloches de la liberté».
De telles banderoles – à l’instar de celle, célèbre, réagissant aux attentats du marathon de Boston – permettent de saisir la lutte syrienne dans toute sa nature historique et universelle. Les artistes de Kafranbel n’ont eu de cesse d’établir ce genre de parallèles pour prouver que la guerre en Syrie n’avait rien d’un événement isolé, ni par le temps, ni par la géographie.
Le caractère unique des messages de Kafranbel tenait dans une obstination, implacable, à vouloir parler au monde. Dans les banderoles, un message d’empathie et de solidarité: «Vous n’êtes pas seuls, nous souffrons avec vous», en cachait toujours un autre: «Ne nous laissez pas seuls. Ne nous oubliez pas».
Mais si le monde a bien lu les banderoles, il est resté les bras croisés. Et Kafranbel – à l’image de la Syrie – a été déçue par son public international.
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Voici quelques mois, Kafranbel a dépassé le stade des banderoles pour concevoir quelque chose de plus sophistiqué. «La révolution syrienne en trois minutes», tel est le titre de la dernière vidéo postée par les activistes de la ville. Il s’agit d’une production élaborée et la scène se déroule sur une colline rocailleuse. Les activistes sont déguisés en hommes des cavernes, avec des perruques touffues et des sacs de jute noués autour de la taille. Chaque groupe est identifié par un drapeau. On y voit le peuple syrien, le régime, la communauté internationale, un gros émir arabe en djellaba, ainsi qu’un Américain affublé d’une perruque rousse flamboyante.
Un groupe conséquent sort de la caverne pour manifester. Si les paroles sont inarticulées, les gestes traduisent bien la colère, avec une banderole faite d’un vieux parchemin élimé, couleur terre. Les hommes du régime les attaquent à la mitraillette, puis avec une bombe. Les manifestants tombent au sol, dans un amoncellement de cadavres.
L’Arabe, l’Américain et les Nations-Unies sont assis sur le côté. Ils regardent, ils ne font rien.
Des gens émergent à nouveau de la caverne pour une autre manifestation. Le régime arrive et les asperge avec une sorte d’extincteur. Ils sont gazés. Ils meurent. Le spectateur américain grogne son mécontentement et ôte la bonbonne jaune, remplie de produits chimiques, des mains des Cro-Magnon d’Assad.
Une dernière fois, des individus sortent de leur caverne pour protester. Ils hurlent, ils s’agitent. Ils sont à nouveau bombardés. Ils meurent. Les gars du régime tournent timidement la tête vers les trois spectateurs assis sur le côté. Ces derniers lèvent un pouce en l’air, sans la moindre considération pour le tas de cadavres. Le message est clair: le monde ne s’intéresse qu’aux armes chimiques, pas aux morts de Syrie.
Et qu’y-a-t-il exactement sur la redoutable banderole déployée par les manifestants du Kafranbel de l’Âge de Pierre? Le dessin d’une grotte. Son ouverture est bloquée par des barreaux, mais un oiseau réussit à s’en échapper. Il vole vers la liberté.
A Kafranbel, tous les jeudis soirs, les activistes se rassemblent dans le centre médias de la ville pour créer les banderoles qui serviront aux manifestations du vendredi. Ce «QG des idées» est un grand balcon donnant sur une oliveraie, bordé de plantes en pots, parsemé de coussins. Un large tapis rouge accroché au plafond fait office de parasol. L’espace est tranquille, en divorce total avec la zone de guerre environnante. Ici, personne ne fait plus attention au bruit des missiles sifflant de temps en temps dans le lointain.
Le QG des idées
Un jeudi de juin, je me suis rendue dans la ville pour assister au processus créatif et participer aux manifestations du vendredi. Faris était venu chercher notre groupe au poste de Bab al-Hawa, à la frontière turque. Les deux heures et demie de trajet sont passées comme de rien: le visage collé à la vitre, j’ai regardé défiler les paysages de mon enfance. Des grandes trouées de bâtiments en ruines, des enfants jouant dans les rues. En traversant ces villes fantômes, les unes après les autres, je me suis souvenu des douzaines de syriens rencontrés une semaine auparavant dans le camp de réfugiés d’Atmeh, près de la frontière turque – les anciens habitants de ces villes. Aujourd’hui, ils dorment sous des tentes et leurs maisons sont vides.
La place principale de Kafranbel est totalement détruite, comme un triste et sinistre rappel de la barbarie du régime. Mais contrairement aux villes fantômes du nord du pays, Kafranbel grouille de monde – un mélange d’habitants d’origine et de Syriens déplacés. Dans un petit espace coincé entre deux bâtiments, dont l’un, éventré par un obus, n’était plus qu’un tas de gravas, un homme pétrissait son pain. On retrouve ce genre de scènes un peu partout, elles sont la nouvelle «normalité» d’une Syrie libérée.
Le centre de Kafranbel.
Dans le centre médias, des petits groupes d’individus se pressent autour d’ordinateurs portables. Le sol est jonché de câbles et de fils électriques, partant du gros groupe électrogène où tout le monde vient recharger son smartphone ou son ordinateur. Il n’est pas rare que la ville soit privée d’électricité pendant plusieurs jours d’affilée et les lignes téléphoniques fixes ont été coupées depuis des mois – mais les notifications Facebook, Twitter, Skype, Viber ou WhatsApp ne cessent de faire sonner ou biper les appareils mobiles. Certains compulsent Google Actualités pour y trouver de l’inspiration, d’autres recherchent le logo desSopranos pour en faire une affiche et d’autres, encore, débattent de la meilleure manière de critiquer les élections de la Coalition Nationale Syrienne, récemment organisées à Istanbul.
Amertumes
Quand la nuit tombe, l’épais tapis qui protégeait le balcon du soleil est soulevé, puis on nettoie et on débarrasse le sol pour y dérouler de grands pans de tissu blanc. Dehors, des groupes terminent les versions anglaise et arabe des banderoles. Jalal ne travaille pas avec un groupe particulier et prête l’oreille à toutes les discussions. Mais ses caricatures, il ne les dessine pas sur place – il les fait quand il rentre chez lui, seul, bien après minuit. Le vendredi matin, il revient avec ses affiches terminées, prêtes à être dévoilées pendant la manifestation.
Toutes les discussions gravitent autour de l’amertume: l’amertume d’avoir à traiter avec une opposition politique déconnectée des réalités, l’amertume provoquée par la corruption locale, l’amertume face à la lenteur de la révolution. Les activistes partis d’une seule et belle idée – renverser le régime par la force de la volonté populaire – ont désormais restreint leur champ d’action. Aujourd’hui, leur grand dessein semble s’être réduit à un seul colis alimentaire à expédier à une famille déplacée, à l’écriture d’un seul article, à l’illustration d’une seule banderole. Maintenant que le régime et les extrémistes ont rogné la légitimité de la révolution, les militants se retrouvent, seuls, face à un peuple syrien à la foi et au soutien chancelants.
Quand le calligraphe commence à recopier les messages de Faris sur les banderoles, l’atmosphère peut se détendre. Militants et visiteurs s’allongent sur les coussins du balcon. Un général de l’Armée Syrienne Libre passe prendre le thé. On sert des assiettes de fruits. Faris prend son oud et entonne une chanson de Fairuz, une jeune americano-syrienne l’accompagne. Une explosion lointaine se fait entendre. Ici, malgré le désespoir, l’espoir semble toujours possible. On dirait que la révolution est encore en vie.
Faris.
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La première banderole de Kafranbel a été déployée en avril 2011. On pouvait y lire: «la liberté arrive sur les ongles des enfants de Deraa». Elle faisait référence aux écoliers dont les slogans révolutionnaires, inscrits sur les murs de leurs écoles, avaient déchaîné la rage du régime. Les forces de sécurité avaient ensuite torturé les jeunes garçons – et arraché leurs ongles – et des manifestations avaient éclaté dans cette ville du sud de la Syrie. Elles marquèrent le début de la révolution.
A l’époque, Kafranbel était toujours occupée par le régime et, face aux forces de sécurité, les banderoles faisaient courir un très grave danger aux militants. Les premiers temps, par peur, toutes les banderoles étaient brûlées après les manifestations. D’autres étaient jetées à l’eau.
Mais avec la popularité grandissante des affiches de Kafranbel, les manifestations ont, elles aussi, gagné en assurance. Les banderoles satiriques sont peu à peu devenues la fierté de la ville. A l’été 2011 et 2012, les habitants se pressaient par milliers dans les rues. Puis quelque chose a changé: avec des bombardements incessants, punissant la ville pour sa dissidence un peu trop voyante – et avec une révolution traînant en longueur, sans que personne ne puisse en voir la fin – bon nombre de ses habitants ont choisi la fuite, vers des camps de réfugiés à l’étranger ou de personnes déplacées à l’intérieur de la Syrie. Les manifestants ont ainsi vu leur nombre se réduire comme peau de chagrin. Bientôt, ils n’étaient plus que quelques centaines, puis quelques dizaines cet été.
Manifestation en cachette, avant le silence
Le vendredi de ma visite, nous nous sommes regroupés dans une petite ruelle excentrée, en une poignée de rangs serrés. La manifestation n’avait pas été annoncée et elle s’est déroulée avant les prières du vendredi, et pas après, comme il est d’usage. Nous avons scandé des slogans pendant une vingtaine de minutes. Nous avons déployé nos banderoles, posé pour les photographes. Faris s’est chargé de documenter la manifestation pour les chaînes satellites arabes et les réseaux sociaux, mais tout l’événement avait un goût de mise en scène. Nous étions remplis de morgue et de bonnes intentions, mais le fait est que nous nous cachions – pas seulement des bombes du régime ou de l’œil vigilant des extrémistes, mais de la ville, elle-même.
Ce que nous ne savions pas encore, en cet insouciant jour de juin, c’est que cette manifestation allait être l’une des dernières de Kafranbel avant un certain temps. Cet été, Kafranbel est restée silencieuse pendant six semaines. Depuis des mois, ses habitants venaient voir Faris. Ils le suppliaient d’arrêter ses banderoles provocatrices, ses manifestations qui avaient attiré l’attention du monde entier. Pour eux, les raids du régime qui avaient dévasté leur ville étaient de la faute des manifestants.
Cette logique tordue est un fléau pour le peuple syrien. Face à une violence qui ne va qu’en s’aggravant, bon nombre de civils font directement porter le chapeau à la révolution. A l’évidence, vous ne pouvez pas vous en prendre au régime pour sa brutalité et son acharnement – c’est ce qu’il est, c’est ce qu’il a toujours été. C’est la révolution qui aurait dû connaître ses limites: aux yeux de nombreux Syriens, les morts et la destruction ont été amenés par la révolution, et c’est aussi la révolution qui a ouvert la porte aux extrémistes islamistes et poussé le pays vers un point de non-retour. En retournant au silence, pensent-ils, ils pourraient entrevoir la fin du cauchemar qui ravage leur pays.
Faris a tenté des compromis. En changeant le lieu des manifestations, de la place principale de la ville à quelques petites ruelles excentrées. Il a aussi interdit aux enfants de s’y rendre, modifié l’heure habituelle des rassemblements. Mais rien de suffisant pour faire taire les plaintes des habitants. Alors, le 15 juillet, après une manifestation où l’on a pu voir une banderole dédiée à la famille de Trayvon Martin, il a décidé de tout arrêter.
«Sans soutien de la population, nous ne pouvions pas continuer», explique Faris. Au début, il a laissé éclater sa colère – surtout en voyant que les raids aériens, eux, ne s’arrêtaient pas. Le 27 juillet, en plein Ramadan, les bombes sont tombées avec la nuit, au moment de la rupture du jeûne. Plusieurs personnes ont été tuées dans cette ville pourtant désormais silencieuse. Ce qui n’a pas empêché les habitants de pointer à nouveau les manifestations du doigt.
Et le monde est venu à Kafranbel
«Quand je traque tes erreurs et que tu traques les miennes, quand nous partons à la recherche d’un coupable, alors nous réalisons que nous avons perdu quelque chose, c’est la preuve que nous ne nous faisons plus confiance», pouvait-on lire sur la page Facebook de Faris, le 31 juillet. «Notre révolution a besoin de nous et de nous tous. Ce qu’il faut, c’est partir à la recherche de nous-mêmes, de nos voisins, de nos proches, car la victoire n’est rien d’autre que des mains tendues dans un vaste élan de solidarité».
Quelques semaines plus tard, la colère de Faris s’était dissipée. Le temps de pause lui avait donné du temps pour réfléchir. Il cessa de penser à ce que le monde voulait voir et entendre. A la place, il se mit à écouter la ville et à travailler à une stratégie pour regagner sa légitimité perdue.
Un soir d’août, des activistes installèrent des écrans, des projecteurs et des enceintes dans cinq lieux différents et publics de Kafranbel. Pendant deux heures, les écrans passèrent des actualités – un reportage d’Al Jazeera, une compilation de vidéos YouTube et un bulletin d’informations régionales, spécialement conçu par l’équipe de Faris. Dans les rues, des hommes s’arrêtèrent pour regarder. On alla chercher des chaises pour les aligner sur les trottoirs. Certains n’avaient pas regardé les informations depuis des mois. D’autres n’avaient jamais vu les vidéos YouTube sur la Syrie.
Après deux ans à avoir projeté Kafranbel au monde, Faris avait ramené le monde à Kafranbel.
Ces séances devinrent quotidiennes. On compila des vidéos sur les premières manifestations, sur les banderoles déployées aux quatre coins du monde, on fit des reportages sur les martyrs de Kafranbel. Avec son équipe, Faris choisit d’ignorer les appels de journalistes demandant de nouvelles banderoles et de nouvelles caricatures. Même après l’effroyable attaque chimique du 21 août dans la banlieue de Damas, personne ne fit de dessin ni n’organisa de manifestation.
Après quelques semaines de ces séances en plein air, la population voulut le retour des banderoles et des manifestations. Les habitants étaient à nouveau fiers du caractère rebelle de leur ville. Et le 30 août, Kafranbel retrouva son rôle révolutionnaire.
L’isolationnisme – qui, pour beaucoup de Syriens, qualifie la politique étrangère de Barack Obama à l’égard de leur pays natal – marche dans les deux sens. A l’intérieur et à l’extérieur de la Syrie, de nombreux activistes réalisent qu’il n’y a plus aucune raison de convaincre le monde pour le pousser à agir. Personne ne va venir sauver la Syrie.
La message collectif de l’œuvre de Kafranbel est le contraire de l’isolationnisme. C’est un éveil au monde, après des décennies de maltraitance et d’isolation forcée par le régime d’Assad. Malheureusement, les Syriens ont réalisé que leur éveil avait un coût et qu’il arrivait dans un monde farouchement inhospitalier.
Depuis deux ans et demi, les banderoles de Kafranbel ont inlassablement fait passer le même message: «Regardez-nous. Écoutez-nous. Réagissez».
Désormais, le message est quelque peu différent. Hommes et enfants marchent fièrement dans les rues de Kafranbel. Ils chantent le courage de leur ville. Ils ne se cachent plus dans des petites ruelles sombres, ils ne se mettent plus en scène pour le monde. Aujourd’hui, voici leur message: «Nous sommes là. Nous n’irons nulle part. Regardez-nous si vous en avez envie».
La vidéo de la «Kafranbel à l’Âge de Pierre», simple, mais ô combien puissante, en est l’illustration parfaite. La scène est intemporelle – par-delà l’histoire, la géographie et le langage. Qu’il soit gratté sur un parchemin, griffonné sur une pancarte, qu’il soit vu sur YouTube ou gravé sur les parois d’une grotte, l’appel de la liberté est le cœur de la révolution. Et aujourd’hui, ce cœur bat dans une petite ville de Syrie, jadis inconnue. Une ville qui a trouvé sa voix et que sa voix a trouvée – une ville qui s’appelle Kafranbel.
date : 21/01/2014