Syrie, la raison du plus faible – interview de Talal Derki

Article  •  Publié sur Souria Houria le 13 mars 2014

Dans un documentaire diffusé pour le troisième anniversaire du début de la révolte en Syrie, Talal Derki tient la chronique bouleversante du siège de Homs, au plus près de deux jeunes activistes cernés par la mort. Plaidoyer d’un réalisateur en guerre.

Pourquoi avez-vous choisi Oussama et Basset comme personnages principaux ? 
Talal Derki : Je rêvais depuis longtemps de voir émerger en Syrie une nouvelle génération capable de se dresser contre le régime des Assad. Quand c’est arrivé, il fallait que je participe. Je ne pouvais pas simplement rester assis devant ma télé. Je voulais mêler ma voix à celle du peuple. Quand Oussama m’a demandé de venir à Homs, il m’a présenté à Basset. Celui-ci avait 19 ans. Il jouait déjà dans l’équipe nationale de football et il avait commencé à chanter dans les manifestations. On aimait ses chansons dans toute la Syrie. Tout cela faisait de lui une figure populaire. J’ai senti d’emblée l’énergie qui émanait de lui. J’ai compris qu’on pouvait lui faire confiance, qu’il saurait assumer ses choix. Cela se voyait à la façon dont il montait sur scène, sans peur, malgré les snipers.

Vous avez pris de grands risques en tournant…
Par rapport à ce que vivaient les gens à Homs, ce n’était rien. Pour nous, c’était la moindre des choses. Pour certaines séquences, notre caméraman a failli mourir. Mais si vous êtes partie prenante d’une guerre, vous avez des raisons de risquer votre vie. Nous devions faire ce film pour tous nos amis qui sont morts, pour les générations à venir, pour l’espoir de voir un jour notre pays redevenir un jour une nation forte. Tout le groupe de Basset, qu’on voit à la fin du film, est mort il y a deux semaines, en essayant de sortir de Homs pour ramener des vivres aux assiégés. Basset, lui, est toujours vivant, mais on ignore dans quelles conditions, puisqu’il n’y a presque plus rien à manger sur place. Quant à Oussama, personne ne sait où il se trouve ni même s’il est vivant. Ce film m’a changé en tant qu’être humain et en tant que réalisateur. J’ai compris que le cinéma devait se faire au présent, dans l’urgence. On ne raconte pas une histoire quand elle est déjà finie, mais en la vivant soi-même.

Comment avez-vous supporté tout ce dont vous avez été témoin ?
J’ai vu des morts et des blessés qui ont été torturés, des cadavres jetés aux ordures. Tout cela vous brise le cœur, surtout quand les victimes sont des enfants. Dans l’une des scènes du documentaire, Oussama rend visite à une famille dont le gosse vient d’être abattu par un sniper alors qu’il faisait du vélo. Pour rien. Simplement pour punir le quartier d’être descendu dans la rue. C’est comme ça que ça a commencé. On a tué les gens parce qu’ils manifestaient. Je ne sais pas si on peut s’habituer à des choses pareilles. J’espère que non. J’espère que nous ne sommes pas endurcis, que nous sommes toujours capables de pleurer devant un enfant mort – ou devant quelque chose de beau.
J’ai appris d’Oussama et de Basset. Ce qui se passe en Syrie n’est pas une catastrophe qui nous est tombée dessus de nulle part. Nous ne sommes pas des victimes. Nous souhaitons le changement. Nous voulons qu’on nous rende notre pays, même si Assad détruit tout ce qu’il peut autour de nous. Si nous renonçons, qu’en sera-t-il de l’avenir ?

Que dites-vous à ceux qui craignent, en soutenant la rébellion, d’élargir l’emprise d’al-Qaida et d’autres groupes fondamentalistes en Syrie ?
Je leur dis de regarder mon film. Il montre ce que les médias ont cessé de raconter. Ils ne s’intéressent plus à la population syrienne et à son combat. Apparemment, les civils assiégés et affamés ne sont plus dignes d’attention. Moi, en travaillant à Homs et à Damas, je n’ai pas rencontré de soldats d’al-Qaida. Les modérés, ceux qui croient à l’unité syrienne, à la démocratie, n’ont reçu pratiquement aucune aide. Le monde les a abandonnés à une mort solitaire, en fermant les yeux pour ne pas regarder ce qui se passe en Syrie.

Qu’espérez-vous dans l’immédiat ?
Le plus urgent, c’est d’ouvrir un corridor humanitaire pour les populations assiégées, à Homs, à Damas et partout où les civils sont privés de nourriture, de médicaments et de secours. Il faut aussi obtenir la libération des prisonniers de guerre, horriblement maltraités dans les geôles d’Assad. Les vies humaines sont ce qu’il y a de plus important. Après, on pourra parler de politique.

Propos recueillis par Diana Aust pour ARTE Magazin

Homs, chronique d’une révolte a reçu à Sundance le Grand Prix du jury dans la section « documentaire international ».

source : http://www.arte.tv/guide/fr/047963-000/homs-chronique-d-une-revolte#interview

date : 03/2014