Syrie : la rébellion engluée, trois ans après le début de la guerre – par Benjamin Barthe

Article  •  Publié sur Souria Houria le 15 mars 2014

C’est l’histoire de trois déserteurs syriens, trois hauts gradés idéalistes, qui ont cru possible de renverser le régime, qui se sont même vu participer à la victoire finale et remâchent aujourd’hui leur amertume, dans les cafés d’Amman et d’Irbid, en Jordanie. Le général Assad Al-Zoabi, 58 ans, une gloire de l’aviation syrienne, le général Ahmed Tlass, ancien responsable du carnet de commandes de l’armée, et Abou Al-Majd, le pseudonyme d’un colonel de 41 ans qui dirigeait une usine d’assemblage de missiles.

 

 

L'ancien général d'aviation Assad Al-Zoabi, est devenu consultant militaire.

 

 

De leur défection secrète à leur marginalisation par les islamistes, en passant par les combats sur le front sud, les contacts avec les espions occidentaux et les réunions de l’opposition à Istanbul, le parcours de ces officiers en dit long sur les promesses non tenues de la révolution syrienne, trois ans après son début, le 15 mars 2011.

Un luxueux appartement à Dummar, la banlieue chic de Damas, et dix soldats aux petits soins pour sa famille : a priori, rien ne prédisposait le général Tlass, un petit homme moustachu, à passer à l’ennemi. Neveu de Moustapha Tlass, ministre de la défense sous Hafez Al-Assad, il menait une vie de privilégié, comme la plupart des membres de ce clan sunnite coopté par le régime à dominante alaouite de Bachar Al-Assad. « Le président m’envoyait souvent rencontrer des dignitaires étrangers, pour soigner son image de dirigeant éclairé », raconte le général.

« JE N’AI JAMAIS AIMÉ CE RÉGIME D’OPPORTUNISTES » 

Mais à l’instar de son cousin Manaf, le fils de Moustapha, aujourd’hui réfugié à Paris, Ahmed Tlass désapprouve la violence déployée pour mater la contestation. « Il était inconcevable pour moi de continuer à commander des armes, alors que je savais qu’elles seraient employées contre les manifestants », dit-il. Un jour de juillet 2012, prétextant un rendez-vous chez le dentiste, il renvoie son aide de camp, entasse sa femme et ses cinq enfants dans l’une de ses Mercedes de fonction, et fonce jusqu’en Jordanie.

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Pour Abou Al-Majd, un grand gaillard affable, le déclic a eu lieu un soir de la fin de l’année 2011. A un check-point, un soldat ouvre le feu sur lui, le manquant de peu. « On m’a dit que c’était une erreur de tir. Moi je pense que c’était une tentative d’assassinat. J’étais le seulofficier sunnite de ma base, et mon rejet de la répression était bien connu. » Quelques jours plus tard, à la faveur d’une permission, il envoie sa famille à Irbid, de l’autre côté de la frontière syro-jordanienne, et rejoint les combattants de l’Armée syrienne libre (ASL), la branche modérée de l’insurrection, à Deraa.

« Je n’ai jamais aimé ce régime d’opportunistes », confie Assad Al-Zoabi. Son aura de pilote émérite – 3 000 heures de vol, ainsi qu’une dizaine d’accrochages avec des jets israéliens – ne suffit pas à contrebalancer la méfiance que lui vaut son statut de sunnite. Exaspéré d’être traité comme « un citoyen de troisième catégorie », il s’enfuit à Amman début août 2012.

« DÉBUT 2013, LE FLOT DES DÉFECTIONS SE TARIT » 

 

 

L'ex-colonel de l'armée syrienne Abou Al-Majd JULIEN MIGNOT POUR « LE MONDE »

 

 

A cette époque, la rébellion a le vent en poupe. Quatre hauts responsables sécuritaires du régime viennent de périr dans un attentat, en plein cœur de Damas. Dans la foulée, un détachement de l’ASL a pénétré pour la première fois à l’intérieur de la capitale. Certes, les troupes loyalistes ont facilement repoussé cette offensive. Mais le régime tremble sur ses bases, d’autant plus que les défections se multiplient. A la fin août, plusieurs centaines d’officiers se réunissent à Istanbul, autour du général Mohamed Al Haj Ali, le plus gradé de tous les transfuges syriens.

« Il a été décidé d’unifier toutes les brigades rebelles sous son commandement », se souvient Ahmed Tlass, qui a participé à ce rassemblement, patronné par la France et laTurquie« Malheureusement, ce plan est tombé à l’eau quelques semaines plus tard, en raison des rivalités entre les bailleurs de fonds de l’opposition », ajoute-t-il dans une allusion à la lutte d’influence entre le Qatar et l’Arabie saoudite. Les ingérences s’intensifient dans les mois suivant, accentuant l’éclatement de la rébellion, que mine aussi l’afflux de djihadistes étrangers dans le nord du pays.

Le régime, lui, parvient à resserrer les rangs. Les officiers susceptibles de basculer sont enfermés dans leur cantonnement, et leur famille placée sous surveillance. « A partir du début de l’année 2013, le flot des défections s’est tari », se remémore le général Al-Zoabi. Insensiblement, les anti-Assad perdent le pari du retournement des forces armées, facteur décisif dans la chute de Zine El-Abidine Ben Ali et Hosni Moubarak, les dictateurs tunisien et égyptien. « Si nous avions réussi à créer l’ossature d’une armée, nous aurions pususciter beaucoup plus de désertions, notamment chez les officiers alaouites », regrette Ahmed Tlass.

LE FRONT AL-NOSRA ET L’EIIL ONT PRIS L’ASCENDANT 

 

 

L'ancien général de brigade Ahmed Tlass, aujourd'hui réfugié à Amman.

 

 

Circonstance atténuante, les conditions de vie souvent précaires des militaires exilés en Jordanie n’incitent pas ceux qui hésitent à sauter le pas. Si les plus gradés d’entre eux ont été hébergés pendant un temps dans des villas mises à leur disposition par le roi Abdallah, la plupart ne peuvent compter que sur leurs économies ou sur l’aide de leurs proches poursubsister« J’ai reçu quelques appels discrets d’anciens collègues qui s’enquéraient de ma situation, assure Ahmed Tlass, qui occupe un modeste trois-pièces à Amman. Tout ce que j’ai pu leur promettre, s’ils désertaient, c’est de partager avec eux mon logement et ma nourriture. »

Une fois leur famille en sécurité, beaucoup d’officiers s’engagent sur le front sud. Ces nationalistes, parfois encore imprégnés d’idéologie baasiste, se sentent plus à l’aise dans la province de Deraa, où le poids des tribus fait obstacle à l’implantation des djihadistes, que dans le nord, où les extrémistes du Front Al-Nosra et de l’Etat islamique en Irak et au Levant (EIIL, Da’ech) ont pris l’ascendant sur l’ASL et les salafistes du Front islamique. A l’hiver 2012-2013, les sponsors occidentaux de l’opposition s’accordent sur un plan avec l’Arabie saoudite. Objectif : attaquer Damas par le sud. Des armes sont livrées, des salaires distribués et des formations dispensées, sous la supervision du « MOC » (military operations command), la salle d’opérations installée dans le QG des services secrets jordaniens, à Amman.

Mais c’est trop peu, disent les rebelles. « Mes hommes reçoivent des salaires de misère, environ 7 500 livres syriennes tous les deux mois, alors qu’une simple bouteille de gaz coûte 3 000 livres », soupire le colonel Abou Al-Majd. Selon lui, les Etats-Unis s’opposent à ce que des missiles sol-air leur soient fournis, de peur qu’ils ne les utilisent contre l’aviation israélienne, qui patrouille à proximité.

A ALEP, DAMAS, HOMS ET DERAA, LE FRONT S’EST FIGÉ

« Nous nous sentons de plus en plus minoritaires, poursuit le colonel. Non seulement les Occidentaux ne nous font pas confiance, mais au sein de l’opposition, certains nous voient toujours comme des agents du régime. » L’époque où les déserteurs pensaient revenir en vainqueurs à Damas ressemble à un lointain rêve. A Alep, Damas, Homs et Deraa, le front s’est figé. La guerre d’usure entre loyalistes et insurgés se double désormais d’une lutte à mort entre Da’ech et ses concurrents islamistes.

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A quelques jours des trois ans de la révolution, Assad Al-Zoabi, qui s’est reconverti en commentateur militaire, hésitait à honorer l’invitation de la chaîne saoudienne Al-Arabiya, basée à Dubaï. Abou Al-Majd attendait la venue à Irbid du nouveau chef de l’ASL, le général Abdel Ilah Al-Bachir, avant de repartir au combat. Ahmed Tlass, de son côté, réfléchissait à un nouveau projet : la création d’une association destinée à secourir les familles de déserteurs dans le besoin.

source : http://www.lemonde.fr/international/article/2014/03/14/syrie-la-rebellion-engluee-trois-ans-apres-le-debut-de-la-guerre_4383080_3210.html

date : 14/03/2014