Syrie: la révolution laïque en résistance – Par Omar Hossino

Article  •  Publié sur Souria Houria le 15 mars 2013

Omar Hossino, Américain d’origine syrienne, s’est rendu dans les régions du nord de la Syrie sous contrôle des forces rebelles. Malgré la montée en puissance des islamistes et du sectarisme, l’esprit laïque qui prévalait au début de la révolution est toujours là, témoigne-t-il.

Syrie: la révolution laïque en résistance

A Azaz, dans le nord de la Syrie, des foyers détruits, des fosses communes, des chenilles de chars d’assaut, et des douilles d’obus témoignent du sombre quotidien de millions de Syriens. Dans la ville voisine de Bab el-Salameh, point de passage vers la Turquie, des enfants racontent comment ils ont dû fuir leurs foyers après que ceux-ci ont été bombardés par l’armée et ont ensuite subi des attaques des milices du régime.

« Pourquoi a-t-il fallu que Bachar envoie sa communauté contre nous pour tuer ces innocents? » demande un homme, définissant le conflit comme une guerre entre la branche musulmane alaouite, la communauté à laquelle appartient le Président Bachar el-Assad, et la majorité syrienne sunnite. Un autre homme félicite « les vrais musulmans vertueux » de Jabhat al-Nusra, un groupe lié à Al-Qaïda connu pour sa forte hostilité envers les Alaouites et soutenant la mise en place d’un droit islamique fondamentaliste.

Ces scènes, auxquelles j’ai assisté durant mon récent voyage dans le nord du pays dévasté par la guerre, montrent l’inquiétante hausse du soutien aux groupes salafistes et djihadistes. Mais ceux-ci ne sont pas les seuls acteurs de la nouvelle Syrie. L’esprit laïc et nationaliste qui a déclenché la révolution est encore vivace. Beaucoup d’activistes mais aussi de chefs religieux travaillent à forger un pays basé sur des principes laïcs, contre la revanche sectaire, et soutenant l’égalité des droits pour tous les citoyens. Même les tribunaux islamiques créés pour administrer la justice dans certaines zones désertées par le gouvernement syrien, s’opposent au sectarisme.

La capacité de survie d’un tel mouvement, alors que le soulèvement traîne en longueur, reste difficile à évaluer. Mais pour le moment, ces acteurs incarnent l’espoir, même mince, d’éviter une guerre sectaire.

Les mouvements de citoyens

L’un des principaux mouvements de protestation non-violents est le « Tajammu Nabd » (Rassemblement de l’Impulsion pour la Jeunesse Civile), dont le but est « la lutte contre le régime et contre le sectarisme.  » Dirigé par Yamen Hussein, un Alaouite originaire de Homs, qui a rejoint la révolution dès ses débuts, ce mouvement mené par des jeunes, a permis d’associer les minorités à la révolution, en particulier les Alaouites, dont la majeure partie est hostile au soulèvement.

Avec leurs relais dans des bastions laïques tels que Yabroud, Salamiyeh, Zabadani et Homs, les activistes de Nabd ont mené des projets certes restreints, mais de grande envergure symbolique. A Noël, ses membres se sont déguisés en Pères Noël et ont distribué des cadeaux aux Chrétiens de Homs. Dans les manifestations à travers le pays, Nabd envoie régulièrement des activistes laïcs brandir des pancartes rejetant le sectarisme :  » En Syrie, il y a deux religions : la religion de la liberté et la religion des oppresseurs.  » et « Avant d’appeler à la revanche sectaire, rappelle-toi que tu as tremblé en assistant au massacre. »

« Empêcher notre pays de se déchirer »

 » On voit apparaître de plus en plus de slogans radicaux et sectaires dans les manifestations. Nous voulons contrer cela par nos actions et notre présence sur le terrain  » explique Abou Rami.  » Le travail le plus compliqué viendra surtout après la chute du régime ; nous devrons alors essayer d’empêcher notre pays de se déchirer.  »

En-dehors des organisations comme Nabd, des activistes indépendants travaillent aussi à construire des ponts entre les rebelles sunnites majoritaires et les communautés minoritaires du pays. Une demi-douzaine d’activistes Alaouites et ismaélites, qui ont préféré garder l’anonymat, m’ont expliqué comment ils aident l’Armée Syrienne Libre (ASL) en faisant passer des convois d’aide humanitaire et militaire à travers des checkpoints du régime. La présence de femmes non voilées, parlant avec un accent alaouite, permet à ces militants d’éviter les soupçons de la part du régime.

D’autres activistes exhibent vigoureusement leur contribution à la lutte anti-Assad : une des femmes que j’ai rencontré, Loubna Merie, une jeune Alaouite de la ville de Jableh, entre et sort de la Syrie au grand jour avec des brigades de l’ASL pour apporter du blé aux civils dans les zones en guerre.

Les jeunes laïcs issus des minorités ne représentent qu’une partie du mouvement révolutionnaire anti-sectaire. Certains leaders religieux ne sont pas en reste. Le cheikh Abou Al-Huda Al-Husseini, ex-directeur des fondations religieuses à Alep, a rompu avec le régime en août 2011, puis a fait défection en Turquie. Il s’est associé avec le cheikh Mohammed Al-Yaqoubi, ancien prédicateur de la mosquée Al-Hassan à Damas, célèbre pour avoir attaqué le régime dans un sermon en mai 2011, pour former le  » Bloc National « , qui rejette la radicalisation et le sectarisme.

Le cheikh Husseini, rencontré lors d’un dîner dans la ville turque d’Iskenderun, prône une interprétation modérée de l’islam. Il souligne la nécessité d’une amnistie générale après la chute du régime, et rappelle que le pardon est un principe fondamental de l’Islam. Le chef religieux exprime aussi sa vision d’un État laïc et d’un gouvernement pluraliste après la transition, penchant pour un système bicaméral qui permettrait aux leaders de chaque communauté ethnique ou religieuse de se faire entendre.  » Chacun doit avoir son mot à dire dans les décisions majeures, et peu importe s’il provient de groupes très restreints, même les athées « , confie-t-il.

Le Bloc National essaye de rassembler les plus importantes personnalités pro-révolution, dont des chefs de tribus, des intellectuels, des religieux et des scientifiques, afin de promouvoir l’unité nationale et la réconciliation. Le but est que ces personnalités puissent user de leur influence dans la société syrienne afin de repousser une probable vague de radicalisme et la soif de vengeance.

Les Tribunaux islamiques

On pourrait s’attendre à ce que les tribunaux islamiques improvisés apparus dans les zones libérées favorisent la montée du radicalisme mais la réalité peut parfois surprendre. Dans deux tribunaux islamiques que j’ai visité, l’un dans la ville frontalière de Bab el-Salameh et l’autre dans la province d’Idleb, ces organes de juridiction sont un remède contre l’idée de revanche sectaire collective.

 » Il ne se trouve pas énoncé dans l’Islam de crime tel que celui d’être Alaouite, explique le cheikh Abou Jamal, qui dirige la branche judiciaire et islamique du Conseil d’Idlib. En tant que chefs religieux, nous devons prendre position contre la justice privée, et nous avons exprimé notre mécontentement envers des jeunes qui agissaient de leur propre chef. La plupart des gens nous écoutent.  »

Pour Abou Jamal, les tribunaux islamiques doivent faire en sorte que personne ne soit puni arbitrairement. Les accusés sont présumés innocents jusqu’à preuve du contraire. Un défenseur des Droits de l’homme et un religieux musulman assistent à chaque procès et chaque accusé a le droit de se faire assister par un avocat.

Les tribunaux islamiques souffrent pourtant de nombreux travers. Les garanties qu’offre Abou Jamal manquent parfois. Il n’y a pas de procédure d’appel, mais ces tribunaux, en soutenant l’état de droit et les procédures légales, agissent, en cette période instable, comme une antidote à la justice privée sectaire.

Des groupes combattants hostiles au communautarisme

Certains groupes de combattants sont eux aussi hostiles à la radicalisation montante.  » Nous croyons en la démocratie, à l’égalité des droits pour tous « , plaide le Capitaine Bewar Moustapha, chef de la Brigade kurde de Saladin -qui combat principalement à Alep- rencontré à Azaz.  » Nous sommes contre le sectarisme. Nous sommes l’Armée Syrienne Libre de tous les Syriens, pas d’un seul groupe, et en cela, la présence kurde est une force de modération », ajoute-t-il.

Cet ex-capitaine de l’armée loyaliste, est inquiet de la popularité croissante des groupes extrémistes tels le Jabhat al-Nusra. Il se méfie aussi du Parti de l’union démocratique (PYD) kurde, proche du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), dont les dirigeants, selon lui, tiennent des discours séparatistes extrémistes et coopèrent avec le régime de Bachar el-Assad. Et bien que des alliances temporaires avec les radicaux s’avèrent utiles provisoirement, ces combattants kurdes sont déterminés à s’opposer au communautarisme lorsque le régime sera tombé.

 » Je jure par Dieu ; si des radicaux essayent de tuer des Alaouites, nous userons de toutes nos armes et irons jusqu’à donner notre vie pour les défendre car nous sommes l’armée de tous les Syriens », assure ewar Moustapha.

Les membres de la brigade de Saladin, comprennent aussi des Arabes et des Turkmènes et revendiquent un Etat laïc, qui respecte le pluralisme, les minorités et les libertés religieuses. Comme la plupart des autres Kurdes laïcs, ils se perçoivent comme un point de rencontre entre les Arabes sunnites de Syrie, dont ils partagent la confession, et les communautés minoritaires.

Vers une union des laïcs

Les laïcs syriens étaient, à l’origine, totalement désorganisés mais ils ont su se regrouper pour lutter contre la montée des factions islamistes radicales. Mohammed Hussein, militant pour les Droits de l’Homme d’Alep, est l’une des personnalités-clé dans le tissage des liens entre les forces révolutionnaires non sectaires du pays.

Ce cardiologue est à l’origine de la Coalition Nationale pour la Protection de la Paix Civile, crée fin 2012, qui cherche à unir les groupes laïcs de la société civile, les organisations humanitaires et les brigades de rebelles laïcs. Il travaille actuellement à rassembler des forces telles que la Brigade de Saladin, les Brigades de l’Unité Nationale dirigées par des minorités et qui opèrent dans les régions d’Idleb et de Hama, et de petites brigades chrétiennes établies près de la ville de Qamishli, avec les organisations humanitaires, les écoles et associations locales.

 » Il y a beaucoup de gens ici qui croient encore en notre nation « , affirme le Dr Hussein. Cette coalition de forces civiles peut ne pas réussir à contenir à elle-seule la montée des radicaux -qu’il qualifie de « malades »- mais il espère que cela permettra au moins aux civils et aux anti-confessionnalistes d’asseoir leur présence sur le terrain.

A l’heure actuelle, ce groupe concentre surtout son action à Alep. La deuxième plus grande ville de Syrie est particulièrement importante du fait de sa diversité ethnique et religieuse : elle abrite des Arabes, des Kurdes, des Arméniens, des chrétiens et des soufis ; face à des groupes tels que Jabhat al-Nusra. Le projet du Dr Hussein est de rassembler un ensemble de  » militants près à protéger la paix civile « , composé à la fois de rebelles et d’activistes laïcs, pour qu’ils maintiennent l’ordre dans leurs quartiers. Ces éléments, qui ne sont pas encore totalement en action, entendent protéger les communautés à la fois des abus des  » chabihas » (mercenaires du régime) et des groupes islamistes radicaux.  » Il y aura sans doute des difficultés à court terme, mais nous devons nous organiser pour protéger l’unité nationale. Nous ne pouvons capituler face aux extrémistes », clame le Dr Hussein,

Malgré l’énergie du mouvement anti-confessionnaliste, la brutalité croissante du régime engendre des signes inquiétants de radicalisation à travers de la Syrie. De toutes les personnes à qui j’ai parlé, seules quelques-unes critiquaient le Jabhat al-Nusra; les autres affirmaient que ce groupe djihadiste a réussi à aider les populations sur le terrain, là où l’Occident a été absent. Les djihadistes sont même défendus par des activistes et des laïcs issus des minorités :  » Moi qui suis chiite, je reconnais que ces salafistes nous aident, même si nous ne sommes pas du même avis sur beaucoup de points. Ahrar al-Sham [un autre groupe salafiste] combat le régime et distribue de l’aide même aux zones chiites », explique Ali al-Mir, un médecin chiite porte-parole du Comité de Coordination Locale de la ville de Salamiyeh, une ville à majorité Ismaélite.  » Je ne comprends pas pourquoi les États-Unis qualifient Jabhat al-Nusra d’organisation terroriste, alors que Bachar el-Assad est le seul terroriste en Syrie », renchérit une Alaouite, qui a souhaité rester anonyme.

Alors que le conflit se prolonge, les forces laïques perdent peu à peu du terrain face aux radicaux, mais elles restent l’ultime et le meilleur rempart pour éviter à la Syrie les dégâts irréparable d’une guerre civile.

Traduit par Sarah Asmeta

Cet article a auparavant été publié dans la revue américaine Foreign Policy,

Omar Hossino est un chercheur en sciences politiques américain d’origine syrienne, rentré récemment d’un séjour dans les zones libérées de Syrie.

source: http://www.lexpress.fr/actualite/monde/proche-orient/syrie-la-revolution-laique-en-resistance_1231087.html