Syrie : l’après-Assad doit enfin commencer – par Bassma Kodmani

Article  •  Publié sur Souria Houria le 11 mars 2014

A la veille des négociations de Genève, des photos exfiltrées de Syrie apportaient les preuves irréfutables de la mort sous la torture de 11 000 personnes dans les seuls centres de détention de la capitale. Ces actes ne relèvent pas du registre de la folie ou du simple dysfonctionnement de l’appareil sécuritaire. Ils révèlent le caractère méthodiquement industriel de l’entreprise de mort engagée par Bachar Al-Assad et sont autant de sourdes plaintes pour avertir le monde que le diable que vous croyez connaître et que vous êtes tenté de réhabiliter parce que vous le préférez au diable que vous ne connaissez pas, ce diable-là, en réalité, vous ne le connaissez pas non plus.

Sa faculté à manipuler les valeurs chères aux sociétés occidentales est remarquable. Safamille serait l’unique garante du salut de la chrétienté orientale et, sa Syrie, le dernier bastion de la laïcité dans le monde arabe. Dans les faits, Assad s’abrite derrière les chrétiens bien plus qu’il ne les protège, il entend légitimer l’un des régimes les plus crûment confessionnels du monde au nom de la laïcité et agite la fibre de l’islamophobie pourdéshumaniser ses victimes jusqu’à les exterminer à l’arme chimique.

Il se présente comme le seul rempart contre le djihadisme. Or ce cancer qui menace le monde est son meilleur allié. Depuis six mois maintenant, ce sont les brigades de l’arméelibre qui combattent Al-Qaida en Syrie et qui travaillent, avec des moyens insuffisants, àstopper le danger djihadiste qui inquiète, à juste titre, l’Europe. Cela n’empêche pas Assad d’envoyer ses représentants à Genève avec pour seule consigne de parler de la lutte contre le djihadisme qu’il prétend mener.

Pour lui comme pour Moscou, il s’agit d’obstruer le processus de négociation de Genève en tenant jusqu’à la date de juin 2014 qui marquera la fin des sept années censées constituerle mandat présidentiel. Alors se présentera tout naturellement la nécessité d’organiser une élection ou, plus probablement – constatant l’impossibilité de la tenir –, il invoquera le nouvel article 88 de la Constitution qui prévoit l’extension pure et simple du mandat du président pendant deux ans.

LE MAINTIEN D’ASSAD PAR DÉFAUT

Il est stupéfiant de voir que des diplomates occidentaux évoquent le maintien d’Assad par défaut après le mois de juin comme un scénario qui s’impose inéluctablement, et auquel il faudrait se résigner.

Dans les premiers mois de la répression, Assad a perdu toute légitimité aux yeux des pays démocratiques. Trois ans et 140 000 morts plus tard, il serait absurde d’admettre que la Constitution d’Assad est un texte imposant un calendrier politique. Cela reviendrait àreconnaître que la Syrie est un état de droit et à abandonner le document de Genève I, qui est pourtant fermement installé par la résolution 2 118 du Conseil de sécurité des Nations unies.

L’opposition syrienne et les pays qui la soutiennent ont quitté Genève, convaincus qu’il fallait corriger le rapport de force militaire avant de retourner à la table des négociations. Malheureusement, cela sera sans doute nécessaire mais l’échéance de juin 2014 arrivera plus rapidement. Si aucune stratégie n’est fermement décidée, Assad et Moscou continueront de contrôler le calendrier et la gestion du conflit tout entier.

Lire : Syrie : l’échec de Genève 2 renvoie les Occidentaux à leur impuissance

Quelques pays, notamment les onze qui regroupent les Etats-Unis et incluent les trois grands pays européens, pourraient engager sans tarder une escalade calculée aux plans politique, diplomatique et juridique afin de retourner l’échéance de juin 2014 contre le régime pour en faire une menace en forme d’ultimatum. Ils pourraient ainsi déclarer unilatéralement que la transition doit commencer maintenant, qu’il revient à l’autorité gouvernementale de transition de définir le nouveau calendrier politique, et de fixer de nouvelles échéances électorales, ce qui liquidera l’échéance présidentielle de juin 2014. Cela ne suffira certainement pas à convaincre Assad ou Moscou de changer d’attitude mais ce bloc de pays, prenant acte de leur refus de coopérer, décide et annonce dès à présent qu’il entreprendra des démarches unilatérales immédiatement après la date butoir fixée par Assad.

LA FORMATION DE L’AUTORITÉ GOUVERNEMENTALE DE TRANSITION

En tout premier lieu, ce bloc devra indiquer qu’il rompra ses relations diplomatiques avec la Syrie après juin. Il n’est que temps de rendre la situation nette, car cet entre-deux diplomatique qui dure depuis trente mois n’a que des inconvénients car il prive la véritable société syrienne d’exister diplomatiquement et entretient Assad dans l’idée que ces pays reviendront vers lui. En deuxième lieu, il importe d’encourager la coalition de l’opposition àproclamer la formation de l’autorité gouvernementale de transition, à définir ses modalités de fonctionnement, à fixer le nombre de portefeuilles ministériels et à remplir la moitié par exemple des postes en réservant l’autre moitié au régime Assad. La troisième décision serait tout naturellement pour les amis de la Syrie de reconnaître l’autorité gouvernementale de transition, même incomplète, comme seul représentant de la Syrie, et de nommer des ambassadeurs.

Parallèlement à cette stratégie diplomatique, il conviendrait d’activer la voie juridique et demenacer de poursuites pénales les principaux responsables des crimes de guerre, avec toujours la date butoir de juin. A défaut de pouvoir saisir la Cour pénale internationale, il s’agirait d’aider l’autorité de transition à lancer diverses procédures alternatives (la compétence universelle en est une). Dans ce domaine également, les réticences des pays qui craignaient de compromettre les chances d’une solution politique n’ont plus lieu d’être. Elles n’ont eu pour effet que de renforcer le sentiment d’impunité d’Assad et de son entourage.

Enfin, il convient d’imposer cette stratégie tout en encourageant les contacts politiques avec tous les alliés du régime et de proposer une nouvelle architecture de négociation à Genève. L’escalade envisagée ici n’empêche en rien la recherche d’une solution négociée. Elle vise au contraire à mettre en place les outils de pression susceptibles de donner des chances à la négociation qui restent, pour l’instant, inexistantes.


Bassma Kodmani, née à Damas, est notamment l’auteure d’« Abattre les murs. Les Arabes et leurs craintes » (éditions Liana Lévi, 2008). En 2012, elle a participé à la création de l’association Initiative pour une nouvelle Syrie.

source : http://www.lemonde.fr/idees/article/2014/03/11/syrie-l-apres-assad-doit-commencer-enfin_4381207_3232.html

date : 11/03/2014