Syrie: « Les forces du régime ne contrôlent plus l’ensemble du territoire » – Entretien avec Ziad Majed

Article  •  Publié sur Souria Houria le 28 juin 2012

SYRIE - L'armée, affaiblie par des désertions, est également déstabilisée par les actions de guérilla que commence à adopter l'ALS, dont des attaques de checkpoints et de casernes, comme ici à Daret Azzah près d'Alep, le 24 juin. Reuters/ABDO

Le régime de Bachar el-Assad qui se dit confronté à une « situation de guerre » ne contrôle plus entièrement la Syrie. Il fait face à des désertions toujours fréquentes et une résistance armée qui se renforce. L’Express a interrogé un spécialiste de la Syrie sur la militarisation de la crise.

La situation en Syrie ressemble de plus en plus à une guerre civile avertit, ce mercredi, la Commission d’enquête internationale mandatée par l’ONU, qui parle de « conflit armé » dans son dernier rapport. Interrogé par L’Express, Ziad Majed, professeur des études du Moyen Orient à l’Université Américaine de Paris, spécialiste de la Syrie, fait le point sur la militarisation de la crise.

Bachar el-Assad a parlé de « situation de guerre », mardi. Où en est la situation militaire en Syrie?

Dès le début de la contestation en mars 2011, le régime a utilisé, abusivement, les termes de conspiration, de tentative de déstabilisation de la Syrie, et il a utilisé une terminologie guerrière, pour nier la révolution du peuple syrien en cours et la détacher du « printemps arabe ».

Les forces du régime bombardent les villes et les villages, les assiègent, mettent en place des checkpoints, mais elles ne peuvent plus se déployer sur l’ensemble du territoire syrien

Mais depuis des mois, il est clair que le régime de Bachar el-Assad ne contrôle plus entièrement la Syrie, et le terme de guerre correspond aujourd’hui à une part de la réalité sur le terrain. On estime que l’armée syrienne ne maîtrise pas plus de 50% du territoire. L’armée est en quelque sorte devenue une force d’occupation dans le pays. Dès qu’elle se retire d’une ville où elle est intervenue, les manifestations reprennent et bien souvent les combattants de l’Armée syrienne libre réoccupent le terrain. Les forces du régime bombardent les villes et les villages, les assiègent, mettent en place des checkpoints sur les principaux axes, mais elles ne peuvent plus se déployer sur l’ensemble du territoire syrien. L’acharnement avec lequel l’armée pilonne les villages et villes rebelles -une moyenne de cent morts par jour ces deux dernières semaines-, traduit cette perte de contrôle.

Julien Valente/L'Express

L’armée a notamment perdu le contrôle de ce qu’on appelle les rifs(l’espace rural qui entoure les centres urbains) de nombreuses villes, et plusieurs grandes agglomérations échappent à son emprise. C’est le cas notamment à Homs, en partie détruite, où le régime ne contrôle plus que deux quartiers. L’armée ne parvient pas non plus à occuper Deir Ez-Zor dans l’est du pays, Idleb dans le nord, ainsi que les rif de Hama et d’Alep. Ses soldats se retirent la nuit de Deraa dans le sud par crainte d’attaques sur leurs positions. Même les banlieues de Damas ne sont plus épargnées. A Kafarsoussa, Qadam et Douma, des affrontements et des manifestations ont lieu quotidiennement. Au coeur de la capitale, où la vie semblait suivre son cours il y a encore quelques mois, il ne reste plus que les quartiers centraux qui ne sont pas touchés par la contestation. Ils sont hyper sécurisés, grâce à un déploiement massif des forces de sécurité, mais pâtissent eux aussi de coupures d’électricité, de téléphone et d’internet.

Les forces armées semblent de plus en plus touchées par des désertions…

Au début de la répression contre le mouvement de contestation, le régime a surtout fait appel à la quatrième division blindée, qui est dirigée par Maher El-Assad, le frère du président, ainsi qu’à la Garde républicaine (sans oublier les milices des Chabihas). Il s’agit des secteurs de l’armée les plus fidèles au régime.

Beaucoup choisissent de déserter, pas nécessairement pour rejoindre l’armée libre, mais au moins pour ne pas participer aux carnages

Mais à mesure que s’intensifient les actions des opposants armés et des manifestants pacifiques, elle a été amenée à faire intervenir d’autres troupes et divisions, les exposant ainsi à des confrontations qui ne les motivent guère. Ils sont dans un dilemme: tuer ou se faire tuer par leurs anciens camarades d’armes, ou même par leurs supérieurs si ces derniers les estiment hésitants et peu « fiables ». Beaucoup choisissent de déserter, pas nécessairement pour rejoindre l’armée libre, mais au moins pour ne pas participer aux carnages. Depuis quelques mois, la défection s’est intensifiée, et à chaque envoi de grands convois militaires pour attaquer des régions rebelles, une partie des hommes des convois font défection. Et les récentes désertions, dont celle d’un pilote avec son Mig 21, le 21 juin, et plus récemment celle d’un général, de deux colonels et de 10 autres officiers, n’en sont que les exemples les plus voyants. Certains considèrent que l’envoi des hélicoptères avec les convois est surtout destiné à empêcher les défections (d’où l’importance des zones d’exclusion aérienne qui pourraient sans doute « faciliter » ces défections sans que les hommes ne risquent de se faire traquer et bombarder depuis les airs).

Un autre aspect important à signaler: le régime syrien ne parvient plus à imposer le service militaire, obligatoire en Syrie, à tous les jeunes qui sont censés le faire. Une grande partie d’entre eux s’enfuit pour éviter d’être enrôlés. Cela prive l’armée de milliers de jeunes soldats.

Comment expliquer l’épisode de l’avion turc abattu par l’armée syrienne?

Moscou souhaiterait sans doute que le régime puisse s’imposer militairement pour ne pas se laisser dicter les termes d’une éventuelle négociation

Il ne s’agit pas d’une simple confrontation entre l’armée syrienne et l’armée turque. La Syrie a agi, à mon sens, avec le soutien de la Russie, qui a de la sorte envoyé un message aux Occidentaux. Moscou souhaiterait sans doute que le régime puisse s’imposer militairement pour ne pas se laisser dicter les termes d’une éventuelle négociation dans le cadre d’une « sortie de crise ».

De son côté, Ankara hésite encore sur l’attitude à adopter en réaction à la perte de son chasseur. Les Turcs vont sans doute accroitre leur soutien à l’Armée syrienne libre, en laissant passer des armes, en l’aidant à organiser ses réseaux de communication, et en lui apportant un soutien logistique.

L’ALS est-elle également en train de changer?

La résistance armée au régime a été formée au départ par des déserteurs de l’armée et des volontaires qui se sont organisés pour défendre leurs villages ou leur quartiers. Ces différents groupes étaient assez peu reliés entre eux, et étaient très locaux dans leurs actions. Mais depuis quelques mois, la coordination entre les groupes des différentes villes et régions s’améliore et l’ALS se structure peu à peu. Ils adoptent maintenant des tactiques de guérilla, en attaquant par exemple des casernes et des checkpoints de l’armée.

Cela contribue à briser le moral des troupes du régime et augmenter celui des opposants.

Cette montée de la composante militaire de la révolution syrienne ne doit pas faire oublier que la contestation pacifique ne faiblit pas non plus

Le contrôle qu’ils exercent sur des pans de plus en plus nombreux du territoire ont permis d’ailleurs que plusieurs dirigeants de l’opposition en exil, dont Burhan Ghalioun, l’ancien président du Conseil national syrien, principal mouvement de l’opposition, puissent pénétrer sur le territoire syrien ces derniers jours.

Cette montée de la composante militaire de la révolution syrienne ne doit pas faire oublier que la contestation pacifique ne faiblit pas non plus. Entre janvier et mai 2012, le nombre de manifestations chaque vendredi (jour férié en Syrie), est passé de 600 à 900 dans tout le pays. Il a un peu décru en juin en passant à 700, en raison de la hausse de la répression et des bombardements féroces sur de nombreuses villes à travers le pays.

La brutalité dont fait preuve le régime en attaquant massivement les quartiers résidentiels qu’il ne contrôle plus, sa violence inouïe contre les manifestants, les massacres que ses milices ont commis, et son acharnement contre les médecins, secouristes, étudiants et journalistes (une dizaine a été tué, dont trois étudiants en médecine à Alep sous la torture, cette dernière semaine) montre qu’il est de plus en plus déstabilisé. S’il est encore tôt pour parler de sa chute, il est certain qu’il ne pourra plus reprendre le contrôle du pays.

source: http://www.lexpress.fr/actualite/monde/proche-orient/syrie-les-forces-du-regime-ne-peuvent-plus-se-deployer-sur-l-ensemble-du-territoire-syrien_1131538.html

Date : 28/06/2012