Syrie : les preuves de l’implication militaire iranienne s’accumulent – Par Christophe Ayad et Assal Reza
C’est une simple tombe du grand cimetière Beheshte Zahra, à Téhéran. La tombe d’un pasdar, un gardien de la révolution, mort en martyr pour la patrie. A côté de la date de son décès, le 19 janvier 2012, à l’âge de 33 ans, figure un nom de lieu : Damas. C’est le site iranien Vahid Online qui a mis en ligne la photo ; elle est la première preuve tangible de l’aide militaire du régime iranien à son homologue et allié syrien. Une recherche plus poussée a permis au Monde de trouver, sur le site de la mairie de Téhéran, des photos des funérailles de Moharram Tork, enterré avec les honneurs officiels et des banderoles à l’effigie du Guide suprême, Ali Khamenei, premier personnage de la République islamique.
Dernière pièce du puzzle, le texte d’un blogueur prorégime présent aux funérailles. « Il paraît que Moharram Tork est mort en martyr lors d’un entraînement organisé par les Gardiens de la révolution , lorsqu’une grenade lui a explosé dans la main », écrit-il. On y apprend également que le soldat Tork, ancien membre des bassidjis, une milice intérieure, est devenu gardien de la révolution à la fin des années 1990.
Le corps d’élite des pasdarans est en première ligne dans l’aide iranienne à la Syrie. Leur commandant en chef, Mohammad Ali Jafari, a confirmé ce secret de Polichinelle, le 16 septembre, précisant – sans convaincre – qu’il s’agissait d’une aide non militaire. Lors de cette conférence de presse, le responsable iranien a menacé d’une intervention de Téhéran aux côtés de Damas si les « circonstances » le nécessitaient. Un message on ne peut plus clair à l’attention de l’Arabie saoudite, du Qatar et de la Turquie, qui aident et financent les insurgés syriens, sur les limites à ne pas franchir.
Le lendemain, M. Jafari a été démenti par le ministère des affaires étrangères iranien, en plein effort pour obtenir du « groupe de contact » quadripartite (Iran, Arabie saoudite, Egypte et Turquie) l’envoi d’observateurs internationaux. Cette manœuvre diplomatique, visant à obtenir un « règlement pacifique » et « un arrêt de l’aide financière et militaire à l’opposition syrienne », a peu de chance d’aboutir tant ces quatre pays paraissent divisés sur le règlement de la crise syrienne et l’avenir du pays. Un démenti peu convaincant, la question syrienne, essentielle dans le dispositif stratégique régional iranien, relevant plus du Guide suprême, par ailleurs chef des pasdarans, que du gouvernement.
« SAVOIR-FAIRE EN MATIÈRE DE RÉPRESSION »
Deux jours plus tard, le chef de la diplomatie iranienne, Ali Akbar Salehi, était à Damas pour rendre visite au président syrien Bachar Al-Assad et l’assurer à nouveau du soutien de Téhéran. Les émissaires iraniens se succèdent à un rythme soutenu dans la capitale syrienne. Depuis le début du soulèvement syrien, l’Iran ne ménage pas son soutien à son meilleur allié dans le monde arabe : l’alliance, tissée en 1980 et renforcée depuis l’émergence du Hezbollah libanais, ne s’est jamais démentie.
« Dans un premier temps, l’aide iranienne a consisté à donner des moyens de détection et de surveillance téléphonique et Internet, résume David Rigoulet-Roze, chercheur à l’Institut français d’analyse stratégique (IFAS). Puis, quand les choses sont devenues plus sérieuses, en mai 2011, Téhéran a fourni son savoir-faire en matière de répression urbaine. » Ahmad Reza Radan, numéro deux de la police antiémeute à Téhéran et impliqué dans la répression des manifestations de juin 2009, aurait fait le voyage de Damas. « A la fin de 2011, quand l’Armée syrienne libre a commencé à vraiment émerger, on a basculé dans l’aide militaire. »
Le général Qassem Souleimani, chef de la force Al-Qods, chargée des opérations extérieures au sein des pasdarans, serait venu à Damas au mois de janvier. L’Iran aurait alors offert d’entraîner l’armée syrienne, mais aussi proposé des tireurs embusqués, qu’elle a formés en grande quantité, tout comme elle produit des fusils de précision Dragonov en grande quantité sous licence russe.
Une nouvelle étape est franchie après l’attentat du 18 juillet, qui décapite la cellule de crise syrienne en tuant quatre hauts responsables sécuritaires, dont Assef Chawkat, le beau-frère de Bachar Al-Assad. Dans le même temps, l’insurrection armée a gagné Damas et Alep. Saïd Jalili, l’envoyé spécial du Guide, vient sur place. Selon des sources informées, l’accord de défense mutuelle, signé en 2006 et renforcé par un protocole additionnel secret en 2008, aurait été invoqué : Damas se serait engagé à ouvrir un deuxième front en cas d’attaque israélienne contre l’Iran, en échange d’un soutien « illimité » de Téhéran à Bachar Al-Assad afin qu’il reste au pouvoir.
CRÉER UNE ARMÉE DANS L’ARMÉE, SUR LE MODÈLE DES PASDARANS
C’est à cette époque qu’une cinquantaine de pasdarans présumés ont été kidnappés par la rébellion syrienne à Damas. Mais l’effort iranien ne s’est pas démenti. Que ce soit à travers l’envoi de militaires et d’armes par des vols civils bénéficiant de la complicité passive de l’Irak, au grand dam de Washington, comme l’a révélé un rapport de services de renseignements occidentaux dévoilé récemment par l’agence Reuters. Ou par l’envoi de centaines de gradés des gardiens de la révolution, chargés de restructurer les forces restées fidèles au président Assad.
David Rigoulet-Roze y voit un projet de mettre sur pied « une force équivalente aux pasdarans » en fondant la IVe division de l’armée, commandée par le frère du président Maher Al-Assad, la Garde républicaine et les troupes d’élite aéroportées. Une armée dans l’armée, dévouée au seul régime. Un projet similaire serait en cours avec la transformation des chabiha (civils armés pro-Assad) en miliciens de type bassidj.
Selon l’Organisation des moudjahidines du peuple iranien (OMPI), un groupe d’opposition radical en exil, le soutien de la République islamique va plus loin et touche quasiment à tous les aspects du conflit : la protection des frontières pour empêcher l’approvisionnement en armes et en combattants, la surveillance par des drones, la protection des hautes personnalités, l’assistance technique à l’artillerie. L’OMPI a identifié le général de brigade iranien Hossein Hamedani comme le principal officier de liaison iranien à Damas. C’est elle qui avait identifié le général Abedine Khoram parmi les 48 otages iraniens, une information confirmée depuis par le « mouvement vert » (opposition) en Iran.
Cette aide iranienne, renforcée par le Hezbollah libanais et la milice chiite irakienne Badr, coïncide avec un effort particulier de la Russie dans les secteurs de l’aviation, des radars et de la sécurisation des télécommunications. D’où les progrès récents de l’armée syrienne, qui a entrepris un bombardement systématique des quartiers d’Alep et des localités du Nord tombés aux mains des insurgés.