Syrie : «L’Occident risque de se laisser happer petit à petit» – Recueilli par Sylvain MOUILLARD

Article  •  Publié sur Souria Houria le 11 mai 2012
Un observateur de l'ONU le 10 mai à Damas

Peter Harling, spécialiste de la Syrie à l’International Crisis Group, analyse le pourrissement de la situation dans le pays, où le cessez-le-feu du 12 avril est quotidiennement violé.

L’attaque d’hier sur un convoi d’observateurs de l’ONU et l’attentat meurtrier de ce jeudi marquent-ils une fuite en avant ? Autrement dit, rendent-ils définitivement caduc le plan Annan ?

La mission onusienne aurait déjà capoté s’il existait une alternative crédible. Mais le plan Annan est né, justement, de l’incapacité de la communauté internationale à se mettre d’accord sur une politique claire sur le dossier syrien. C’est, ironiquement, ce qui devrait lui donner une certaine résilience : en l’absence de plan B, autant s’en tenir au plan A, sans nécessairement y croire. Ainsi, ceux qui défendent la mission en apparence font peu de choses pour l’aider en pratique : les Russes n’exercent que de faibles pressions sur le régime, tandis que certains Etats arabes et Occidentaux accroissent graduellement leur soutien à l’opposition.

Quelles sont désormais les options sur la table pour la communauté internationale ? Le sommet Russie-Etats-Unis du 20 mai pourra-t-il servir à mettre davantage la pression sur Moscou ?

La Russie a de nombreuses raisons de préférer la survie du régime : Moscou gagne en politique intérieure à tenir tête à l’Occident. Le pouvoir russe voit d’un mauvais œil des changements dans le monde arabe, qui profitent aux islamistes, et s’inquiète des conséquences dans son environnement immédiat (notamment au Caucase et en Asie centrale). La Russie rejette aussi le principe des ingérences étrangères sur des questions internes, et veut défendre les quelques intérêts qui lui restent en Syrie. De plus, Moscou est tombé sur une vraie mine d’or en faisant obstacle sur le dossier syrien, créant une situation qui lui donne un rôle central, une visibilité extraordinaire et une «influence» qui va au-delà de ses moyens. La Russie voudra sans doute exploiter ce filon aussi longtemps que possible, mais n’a pas pour autant une véritable «alliance» avec ce régime, qu’elle peut lâcher subitement.

Les puissances occidentales sont-elles vraiment favorables à un recours à la force, et comment cela se mettrait-il en place ?

Une intervention militaire en Syrie aurait sans doute déjà eu lieu si les conséquences n’étaient pas à craindre. Mais beaucoup de questions se posent. Comment inscrire une intervention dans une légitimité internationale ? Quels sont les risques de guerre civile se prolongeant malgré la chute du régime ? Comment démolir un système de défense anti-aérien, assez robuste et disséminé dans des zones habitées, sans causer de nombreuses victimes ? Les alliés du régime, à savoir l’Iran et le Hezbollah, se mettront-ils de la partie ? Comment détruire ou sécuriser les importants stocks de missiles et d’armes non conventionnelles ? En raison de tout ceci, le régime tend à conclure que la décision de «faire quelque chose» est trop difficile à prendre pour les Occidentaux. Ce qu’il comprend mal, c’est que la décision de «ne rien faire» est au moins aussi difficile. Au-delà des dénonciations politiques et des sanctions économiques, il est probable que l’Occident se laisse petit à petit happer par ce conflit, en augmentant graduellement son soutien à l’opposition jusqu’au moment où une intervention apparaîtra inévitable.

Quels sont encore les atouts de Bachar al-Assad ?

Le régime se comporte comme s’il misait exclusivement sur une victoire par abandon de ses adversaires. Sur le plan militaire et sécuritaire, il met en œuvre une logique de punition collective qui ne fait qu’aggraver la situation. Sur le volet politique, il a défini un programme de réformes minimal et en fait clairement le moins possible. En matière diplomatique, il multiplie les provocations au prix d’un isolement sans précédent dans son histoire. Et il néglige la question économique. L’idée, c’est que ce régime peut conduire le pays et la région à la catastrophe et qu’il vaut mieux l’accepter pour limiter la casse. Mais c’est demander beaucoup de bonne volonté à son opposition et à ses ennemis.

Quelles sont les lignes de fracture au sein de la société syrienne ? Assiste-t-on à une radicalisation de l’opposition ? Y a-t-il une «majorité silencieuse» en Syrie ?

La «majorité silencieuse» ne l’est que dans des zones assez réduites, qui n’ont pas pour l’instant subi de plein fouet le conflit – notamment les quartiers les plus centraux de Damas et d’Alep, la ville druze de Sweida, dans le Sud, ou certaines villes de la côte méditerranéenne. Dans ces poches, un discours prédominant consiste à condamner le régime tout en se méfiant de l’opposition, en rejetant toute ingérence étrangère, en appelant à calmer le jeu pour éviter l’extension des violences. Ailleurs, la société tend à être très polarisée et mobilisée. Les lignes de clivages ne sont pas toujours nettes. Il existe de nombreux activistes issus des minorités au sein des réseaux de la société civile qui soutiennent les populations réprimées, par exemple. A l’inverse, le régime a recruté diverses catégories de sunnites dans le rang de ses forces supplétives. Les Kurdes sont de plus en plus divisés entre eux, etc. Mais le plus dur des violences, pour l’instant, oppose un appareil de sécurité dominé par les Alaouites à une opposition principalement sunnite, ce qui donne au conflit une tonalité confessionnelle et conduit à des formes de radicalisation, d’un côté comme de l’autre.

source: http://www.liberation.fr/monde/2012/05/10/syrie-il-est-probable-que-l-occident-se-laisse-petit-a-petit-happer-par-le-conflit-syrien_817807