Syrie : l’ordre djihadiste de Hayat Tahrir Al-Cham règne à Idlib
La prise de contrôle de la province syrienne par l’ancienne branche d’Al-Qaida pourrait définitivement condamner l’opposition civile.
Publié dans le journal Le Monde le 15 janvier 2019 à 10h53 – Mis à jour le 15 janvier 2019 à 19h48
Par Marie Jégo et Madjid Zerrouky
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Des combattants syriens du mouvement djihadiste HTS dans la province d’Idlib, en Syrie, le 14 août 2018. OMAR HAJ KADOUR / AFP
L’ordre djihadiste règne à Idlib. Dimanche 13 janvier, le « gouvernement de salut national » a enjoint aux commerçants, transporteurs et chauffeurs de taxi de cette province du nord-ouest de la Syrie de s’enregistrer sur-le-champ et d’acquérir une licence. Réglementer les professions et percevoir des taxes : quoi de plus naturel pour qui veut exercer un semblant de souveraineté ? Moins anecdotique, une circulaire du ministère en charge des collectivités locales dudit gouvernement ordonne désormais aux boutiques de baisser le rideau pendant la prière hebdomadaire du vendredi. L’étendard de la Syrie révolutionnaire a, lui, perdu ses étoiles, remplacées par la shahâda, la profession de foi de l’islam.
Derrière les oripeaux civils de ce gouvernement autoproclamé et la rondeur apparente de ses technocrates se cache en fait le plus puissant mouvement djihadiste de Syrie : Hayat Tahrir Al-Cham (HTS), ancien Front Al-Nosra et ex-branche d’Al-Qaida en Syrie, qui s’est emparé de la province et de ses 3 millions d’habitants au détriment des factions armées réunies au sein du Front national de libération (FNL), une coalition de forces disparates soutenues par la Turquie.
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Ce coup de tonnerre consacre la stratégie du groupe et de son chef, Abou Mohammed Al-Jolani, qui s’emploie depuis des années à neutraliser l’opposition armée non djihadiste dans la province. Il signe aussi, de fait, la fin du compromis de Sotchi, négocié en septembre par Vladimir Poutine et Recep Tayyip Erdogan, dans la ville russe.
Ankara a d’autres priorités
La Turquie avait promis à la Russie que ses supplétifs syriens neutraliseraient à Idlib les factions les plus extrémistes, dont le HTS. C’est le contraire qui s’est produit. Sur le terrain, les rebelles proturcs du Front de libération national, réputés mauvais guerriers, indisciplinés, ont baissé les armes. Quand ils n’ont pas battu en retraite en direction des territoires contrôlés par Ankara après la déroute, début janvier à l’ouest d’Alep, de la principale formation affiliée au FNL, Noureddine Al-Zinki.
« La défaite d’Al-Zinki, le groupe qui était militairement le plus à même de contrer le HTS a signifié aux autres factions que toute résistance serait vaine. Beaucoup ont choisi de proclamer leur neutralité pour éviter d’être écrasées par un HTS enhardi », observe Elizabeth Tsurkov, chercheuse associée au Forum for Regional Thinking et spécialiste de la société civile en Syrie. « Le fait que la Turquie ne leur ait pas porté assistance a également contribué à l’effondrement du FNL. »
Obsédées par leur volonté d’éradiquer les forces kurdes des YPG (unités de protection du peuple, proche du PKK) à l’est de l’Euphrate, les autorités turques semblent, elles, peu préoccupées par ce qui se passe dans la province. Ankara a d’autres priorités, à savoir négocier son incursion dans le nord-est avec Washington et Moscou. Sous couvert d’anonymat, certains analystes en Turquie sont persuadés que Moscou et Ankara ont trouvé un accord : le HTS peut être attaqué à Idlib par le régime syrien et l’aviation russe, la Turquie ne réagira pas. En retour, elle aurait l’aval russe pour mener son incursion au nord-est de la Syrie.
La suite dépendra de la Russie et de l’Iran
Mevlut Cavusoglu, le ministre des affaires étrangères turc, semble s’être fait à l’idée d’une offensive à venir des Russes et des forces du président syrien Bachar Al-Assad. « Le but du régime et des pays qui le soutiennent est d’attaquer Idlib », a-t-il déclaré lundi 14 janvier lors d’une conférence de presse avec son homologue luxembourgeois, Jean Asselborn.
Jusqu’ici, la Turquie se montrait plutôt compréhensive envers le HTS, qu’elle a fini, malgré tout, par classer comme « organisation terroriste » en août 2018
« Si Idlib est un nid de terroristes, ce n’est pas la faute de la Turquie mais celle du régime syrien et des pays qui soutiennent ce régime », a-t-il ajouté, déplorant que « des terroristes armés aient été envoyés depuis l’est de la Ghouta, Homs et Deraa vers Idlib ». La suite dépendra de la Russie et de l’Iran, les partenaires de la Turquie au sein du groupe d’Astana qui devraient se rencontrer d’ici la fin du mois de janvier.
Jusqu’ici, la Turquie se montrait plutôt compréhensive envers le HTS, qu’elle a fini, malgré tout, par classer comme « organisation terroriste » en août 2018. Or, pour la première fois, dimanche 13 janvier, la police a lancé des opérations contre des membres présumés du groupe djihadiste. Treize personnes ont été arrêtées à Istanbul, à Ankara et à Adana. Les prévenus sont accusés d’avoir aidé le HTS au moyen de recrutements, d’envois d’argent au groupe et aussi d’avoir participé à des combats en Syrie. Le début d’un lâchage ?
Faussement magnanime, Abou Mohammed Al-Jolani a promis lors d’une rare apparition filmée, mise en ligne lundi, que son groupe « ne sera pas un obstacle à une opération [turque] visant à déraciner le PKK des régions sunnites [et que le pouvoir à Idlib] serait exercé par des institutions civiles ».
Mais dans les rues de la province, les 3 000 hommes et femmes de la police libre d’Idlib ont mis fin à leurs patrouilles. Ce corps paramilitaire non armé, qui veillait à la sécurité publique et routière, a préféré prendre les devants en annonçant sa dissolution avant même que le HTS ne prenne le contrôle de ses locaux. En août déjà, son principal bailleur de fonds, le gouvernement britannique, avait annoncé la fin de son programme de soutien.
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Manifestations d’ampleur
« Les Etats-Unis et le Royaume-Uni ont déjà réduit leurs fonds de stabilisation qui ont été utilisés pour soutenir des ONG et des conseils locaux [les municipalités], poussant nombre d’entre eux à cesser leurs activités. La prise de contrôle du gouvernement du salut national entraînera probablement l’arrêt complet des fonds de stabilisation destinés à la Syrie », confirme Elizabeth Tsurkov.
« Les organisations de la société civile sont impuissantes, elles ne sont pas en mesure de se protéger, Elizabeth Tsurkov, chercheuse
L’appareil sécuritaire du HTS occupe pendant ce temps le terrain à grand renfort de descentes musclées. Elles visent officiellement le grand banditisme. Mais ce sont les escadrons de la mort qui inquiètent aujourd’hui ses opposants. A Maarat Al-Noaman, théâtre en septembre de manifestations d’ampleur contre les djihadistes, un militant – qui préfère taire son nom – garde à l’esprit le sort réservé à plusieurs activistes, enlevés ou assassinés ces derniers mois.
Le 23 novembre 2018, Raed Fares, fondateur et animateur de Radio Fresh et l’une des dernières figures de renom qui continuait de s’exprimer depuis l’intérieur de la Syrie, tombait sous les balles des djihadistes avec l’un de ses compagnons, Hammoud Al-Jneid. « Les organisations de la société civile sont impuissantes, elles ne sont pas en mesure de se protéger, constate Elizabeth Tsurkov. Elles ont pu mobiliser des manifestants pacifiques. Mais en Syrie, encore une fois, les acteurs pacifiques finissent écrasés par les acteurs armés. »
Marie Jégo (Istanbul, correspondante) et Madjid Zerrouky