Syrie : «Nous, alaouites, allons être tués deux fois»
La minorité dont est issu le clan de Bachar al-Assad craint des représailles. De nombreux jeunes fuient le pays pour éviter de rejoindre l’armée.
Lattaquié, Jableh, Banias et Tartous : les quatre villes étendent du Nord au Sud leurs plages de sable blanc, leurs palmiers et leurs corniches bondées tout l’été de promeneurs et ornées de portraits de Bachar al-Assad, seul ou en famille. «Tartous, c’est Monaco !» affirme Kamal, un médecin originaire de la région – qui connaît les deux -, en décrivant la marina, les piscines, le spa, les restaurants de poissons et les jolies filles bronzées de «Porto Tartous», le tout récent complexe touristique de la ville. Chrétiens, alaouites et même sunnites : dans cette région, toute la mosaïque communautaire syrienne est représentée. Etonnés, fascinés ou indignés par le contraste entre ce qu’ils ont vu sur place et l’actualité de la Syrie que rapportent les médias internationaux, la plupart des visiteurs ont adopté le discours local. Ils dénoncent la «propagande» et le «complot» contre le pays. Ils ont rencontré la «Syrie heureuse», stable et sûre, celle des patriotes «amoureux d’Al-Assad», fiers des exploits de leur «armée arabe syrienne» qui pourchasse les «terroristes» et qui est sur le point de les vaincre.
Survie. Chez les «gens de la côte», comme on désigne, en syrien politiquement correct, les habitants du fief du régime de Bachar al-Assad tout porte à croire que l’issue de la bataille est proche et certaine. «C’est fini ! Et demain sera plus beau», disent les graffitis dans les rues ou sur les 4 × 4 des chabiha (sbires du régime) qui sont ici chez eux. Mais, derrière le triomphalisme, on ne cache plus que la guerre contre «les terroristes à la solde d’Israël», qui s’est intensifiée ces dernières semaines à Alep, Damas ou sur les routes de Hama ou Homs,est dure et coûteuse. Les portraits des «martyrs» en tenue réglementaire de la Garde républicaine ou des services de sécurité sont accrochés aux murs des villages ou publiés sur les pages Facebook locales. Des rendez-vous sont donnés à la population pour les funérailles et les hommages aux «héros de la patrie», largement couverts par les médias officiels.
Autant d’occasions de serrer les dents et les rangs autour de la lutte pour la pérennité du régime, devenue synonyme, parmi les alaouites, d’une lutte pour leur propre survie. «Ils veulent nous éliminer !» assure au téléphone Souad, de retour à Abou Dhabi où travaille son mari, après un séjour dans sa famille près de Jableh. Elle désigne «les mercenaires salafistes à la solde de l’Arabie Saoudite et du Qatar, guidés par les appels des cheikhs sunnites contre les nussayri [appellation historique des alaouites, ndlr]». Et elle cite les raids ciblés de l’Armée syrienne libre (ASL) contre des villages alaouites ou des embuscades dans la campagne autour de Lattaquié. Ces attaques, parfois confirmées par les groupes de l’ASL, «en représailles» aux tirs de l’armée depuis ces localités, se multiplient, tandis que des rumeurs de règlements de comptes et de massacres sont amplifiées.
Les réserves et les hésitations de certains à soutenir le combat de Bachar al-Assad n’ont plus leur place. Le frère de Souad, qui avait «une sympathie pour la révolution au début», s’est retourné il y a quelques mois, après que «trois de ses plus proches amis dans les services ont été tués dans des actes de pure vengeance».
La conviction grandit parmi les alaouites qu’ils sont visés en tant que tels et non parce que partisans du régime, y compris dans leur région, où les sunnites comptent pour plus de la moitié de la population. «Quiconque a grandi à Lattaquié a été élevé dans le confessionnalisme, reconnaît Mohamed, commerçant sunnite joint par Skype, parce que les alaouites ont toujours raisonné en ces termes. Ils tiennent tous les postes administratifs et pratiquent ouvertement la discrimination depuis l’époque de Hafez al-Assad. Notre attitude est une réaction à leur communautarisme. Pour nous, aujourd’hui, le conflit est celui du régime contre la révolution, mais, pour eux, c’est les alaouites contre les sunnites.»
Les uns et les autres s’accusent mutuellement de pousser vers une confrontation confessionnelle qu’ils jugent inévitable, même s’ils disent la regretter. Cette exacerbation identitaire, mobilisatrice pour les deux parties, se traduit par une peur de plus en plus forte chez la minorité alaouite. Peur anticipée et entretenue par le régime qui, depuis des mois, distribue des armes à chaque maison et dans chaque village de la région côtière. «Les hommes de ma famille, qui ont longtemps refusé ces armes offertes, viennent d’accepter quelques kalachnikovs à la maison», raconte Souad, qui précise que les siens n’ont jamais apprécié les Al-Assad.
«Émigration». Ces dernières semaines, l’appel aux réservistes pour rejoindre l’armée a fait monter la pression, d’autant plus que le recrutement s’adresse surtout aux chrétiens et aux alaouites. Les premiers, qui comptent pour 20% de la population de la région de Tartous, «sont en train de faire fuir leurs jeunes vers le Liban notamment», indique Georges, l’un d’entre eux, arrivé en France il y a peu.
Ces départs provoquent, en outre, des tensions au sein du bastion du régime, comme en témoigne une réflexion sur la page Facebook de Banias : «Tandis que les fils de pauvres sont alignés devant les bureaux de recrutement de l’armée de la patrie, les fils de riches font la queue dans les services de l’émigration et des passeports pour quitter la patrie !» Ramy, 32 ans, fait partie de ces derniers. Arrivé à Dubaï il y a quelques jours, ce descendant d’une grande famille alaouite de Jableh se défend d’avoir fui le pays. Il dit qu’il est venu régler quelques formalités bancaires pour le compte de sa société d’import-export, car les virements internationaux sont devenus impossibles avec la Syrie. Il n’a pourtant pas fixé la date de son retour et reconnaît qu’il a entrepris son voyage après que son jeune frère, tout juste diplômé de la faculté de Lattaquié, a été appelé sous les drapeaux. «Compte tenu des batailles meurtrières qui se déroulent et de l’augmentation du nombre de soldats tués, il faut avoir la conviction pour y aller», observe Georges.
L’hémorragie de jeunes alaouites inquiète de plus en plus fortement le régime, qui «se met à tricher sur le nombre de tués et cache parfois leur mort aux familles, surtout quand il s’agit de chabiha», affirme Mohamed. Quand ils perdent des hommes, certains alaouites commencent à se plaindre du régime qui les a entraînés jusque-là. Le prolongement et l’aggravation du conflit n’épargnent plus personne. «Nous, alaouites, allons être tués deux fois, soupire Ramy. La première pour défendre le régime, et la deuxième parce que les sunnites vont se venger de nous quand il va tomber !»
source: http://www.liberation.fr/monde/2012/09/28/syrie-nous-alaouites-allons-etre-tues-deux-fois_849694