Syrie : « Nous avions entendu le drone, mais nous devions continuer notre travail : soigner les patients »
Par Hima Madani, infirmière pour l’association Syria, Relief and Development. Cette organisation humanitaire syrienne fournit une aide médicale d’urgence dans le nord de la Syrie. Elle est soutenue par l’ONG internationale CARE.
Il est facile de distinguer le bruit d’un drone qui effectue le repérage d’une zone à bombarder de celui d’un avion qui lancera l’attaque. Ce qui est plus difficile à estimer, c’est le temps entre les deux opérations : parfois, il se passe plusieurs heures. Parfois, c’est immédiat. Hier, il ne s’est passé qu’une heure.
Même si aucun jour n’est ordinaire en Syrie, on peut dire que la journée d’hier a commencé comme toutes les autres. Je me suis levée à 6h30 pour aller travailler à la clinique. Nous ne sommes que deux : un médecin et moi. Du coup, nous sommes toujours surchargés de travail, même les jours les plus calmes. Nous voyons en général 45 patients par jour.
« L’instinct prime désormais sur le reste »
À dix heures du matin, nous avons entendu un drone voler au-dessus de nos têtes. Nous savions que cela présageait une attaque. Mais nous ne pouvions interrompre notre travail car de nouveaux patients ne cessaient d’arriver. Au son des drones, l’idée de la mort est dans toutes les têtes. On se fait à cette idée : vos gestes et même vos pensées sont les mêmes à chaque attaque. C’est comme une routine. Et pourtant, à chaque fois, vous ne pouvez-vous empêcher de penser que vous allez mourir.
Nous avions entendu le drone, mais nous avons poursuivi notre travail. Mon rôle consiste à prendre soin des malades cardiaques et diabétiques. Je prodigue aussi des soins d’urgence, tels que le nettoyage des plaies et le traitement des brûlures. Vers 11 heures du matin, quatre attaques successives ont dévasté les environs. C’était terrifiant. Je ne pouvais rien voir à cause de la fumée et de la poussière des explosions, mais je sais que nous avons tous réagi de la même manière. L’instinct prime désormais sur le reste. Nous nous sommes jetés au sol et avons couvert nos têtes. Cette réaction est complétement dérisoire : elle ne nous sauvera pas si nous sommes directement visés par une attaque, mais c’est un réflexe. Et c’est la seule chose que nous pouvons faire.
Nous sommes habitués aux bombes, mais hier nous n’avions encore jamais rien vu de tel. Toutes les fenêtres ont explosé. Nous ne pouvions pas sortir de la clinique car nous ne savions pas combien d’attaques suivraient. Et nous ne pouvions pas nous cacher car nous ne pouvions pas abandonner les patients. Nous étions coincés.
« Je suis terrifiée à chaque nouvelle attaque »
Je me suis examinée de la tête aux pieds pour vérifier si j’avais été blessée, si j’avais reçu des éclats de verre. On ne réalise pas tout de suite si l’on a été touché par du verre parce qu’il est à la même température que le corps. Ce n’est pas la mort qui me fait peur. J’ai peur de souffrir comme ces patients que je vois arriver à la clinique tous les jours. Ils ont perdu un membre ou sont paralysés. Ils ne pourront plus avoir une vie normale. J’essaie de les aider, mais au fond je sais à quel point c’est difficile pour eux. La mort aurait été parfois plus facile.
Après chaque attaque, j’essaie d’appeler ma famille pour leur dire que je vais bien et pour vérifier qu’ils sont toujours vivants. Je suis terrifiée à chaque nouvelle attaque. Deux de mes frères et sœurs ont fui à l’étranger mais les deux autres vivent toujours ici. Il est toujours difficile de joindre ces proches après une attaque. Et pendant tout ce temps, je m’inquiète pour eux. J’ai perdu mon frère il y a un an lors d’une attaque. Je ne sais pas exactement ce qui s’est passé.
Hier, j’ai perdu toute notion du temps. Je ne rappelle pas à quelle heure je suis rentrée chez moi. Après l’attaque, nous nous sommes précipités vers les patients et leur avons apporté des soins de première urgence. Nous avons ensuite tenté de réparer les dommages causés au bâtiment et au matériel. Puis, nous sommes retournés auprès de nos familles. Je me souviens juste qu’il faisait encore jour.
Sur le chemin, j’avais plein de pensées dans la tête. Je savais qu’un établissement de soins avait été frappé dans l’attaque. Quand viendrait mon tour ? C’est comme si j’étais dans une queue à attendre mon tour. J’étais si fatiguée que j’ai prié et me suis couchée sans manger. Comme d’habitude, tout le monde s’est réveillé le lendemain comme si rien ne s’était passé. On repart à zéro et on continue. Il le faut bien. Nous avons toujours notre détermination et de l’espoir. C’est tout ce qu’il nous reste.
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