Syrie : « On n’a pas le temps de pleurer nos morts » – par Clothilde Mraffko
Ancien prisonnier du régime syrien pour son opposition à Bachar el-Assad, Nidal livre à L’Express le récit de ses mois de détention, de promiscuité. Même dans l’enfer de la répression, l’humanité triomphe.
Assis dans un café parisien, Nidal a les yeux qui pétillent et un enthousiasme contagieux. Il n’a pas encore tous les papiers pour être en règle en France, mais il a déjà repris ses activités politiques aux côtés d’amis syriens qui vivent dans l’Hexagone et l’hébergent. Lui qui n’avait jamais voyagé, s’est retrouvé du jour au lendemain plongé dans le froid parisien. « Je n’ai pas quitté la Syrie par peur du régime. Je suis parti pour continuer la révolution de manière efficace », précise le trentenaire dans un sourire. Ce n’est pas faute de l’en avoir dissuadé pourtant: les services de sécurité l’ont emprisonné à deux reprises. La première fois, « c’était avant que les contestations commencent en Syrie, explique Nidal. Je manifestais en soutien à la révolution égyptienne, ils m’ont arrêté et enfermé pendant plusieurs mois ». A peine relâché, il participe aux défilés contre le régime. Cette fois-ci, il est placé en isolement.
Pendant des mois, je n’ai parlé à personne, j’ai vécu sans notion du temps. J’ai attendu, dans le noir. Je ne savais même pas à quoi ressemblaient mes mains car je ne les distinguais pas
« Après ma première libération, je ne dormais jamais au même endroit. J’étais hébergé chez des gens, je racontais mon histoire chaque soir à des hôtes différents. Du coup, quand je me suis retrouvé en prison, cela m’a fait bizarre: c’était la première fois que j’avais un endroit privé, à moi, depuis le début de la révolution. La pièce était toute petite, à peine plus grande que ça ». Il étend ses bras pour désigner les deux étroites tables de café devant lui. « Je devais dormir recroquevillé, faute de place. Pendant des mois, je n’ai pas eu de contacts. Je n’ai parlé à personne, j’ai vécu sans notion du temps. J’ai attendu, dans le noir. Je ne savais même pas à quoi ressemblaient mes mains car je ne les distinguais pas. J’ai passé des mois comme ça, on pouvait venir me chercher à tout moment et me tuer. Je pouvais mourir à chaque instant, et je le savais. Parce que ça arrive tout le temps ».
140 dans une cellule de 100 mètres carrés
Combien de temps est-il resté ainsi? Deux mois? Six mois? Il l’ignore. Soudain, on le transfère à la prison centrale, un centre de détention civil. « C’était très étrange. Je suis arrivé dans une grande pièce, avec plein de prisonniers. J’étais sur la défensive: je sortais d’un endroit où je devais m’attendre à mourir à chaque moment. Je ne pouvais pas parler aux gens. On avait tous un aspect affreux, les cheveux longs, le visage crasseux ». Son sourire revient: « Mais il s’est passé quelque chose de fou. Pendant ces mois où j’étais enfermé, tout seul, je fredonnais tout le temps une chanson de Fayrouz, Eh fi Amal (Oui, il y a de l’espoir). Le lendemain de mon arrivée dans la prison civile, j’ai entendu la radio, dans la cafétéria, à côté de ma cellule. Ils passaient cette chanson. Moi qui n’arrivais pas à me décrisper, je me suis détendu, tout d’un coup. Je n’étais plus en état de guerre, je pouvais de nouveau essayer de parler avec les gens ».
« On était jusqu’à 140 dans une cellule de 100 mètres carrés. Les toilettes étaient au milieu de la pièce, à la vue de tous. On se relayait pour manger assis ou s’allonger. Certains dormaient debout. Parfois, il n’y avait pas assez de nourriture. Mais si on n’avait pas mangé depuis deux jours, le troisième, quelqu’un donnait sa part. Il faisait très chaud. Quelques prisonniers sont morts parce qu’ils manquaient d’air. Les jours où on pouvait s’asseoir, c’était la fête: on pouvait se parler et on n’avait plus peur que l’un d’entre nous meure ».
Nidal baisse les yeux. « Quand ils prenaient des camarades pour les torturer, on entendait tout. Certains, quand ils revenaient, ne pouvaient plus marcher. Ceux qui avaient les jambes gonflées, on essayait de calmer avec de l’eau froide. D’autres se frottaient les plaies avec de l’ail ou de l’oignon pour éviter les infections qui dégénéraient souvent en gangrène. On n’avait pas de douche, pas de savon, pas de médicament ». Il fait le geste de se gratter l’avant-bras. « On avait tous des maladies de peau ».
Qu’on en parle sur Al Jazeera
Mais, quand on lui demande s’il veut se venger contre ceux qui leur ont fait subir cela, Nidal se redresse. « Le régime a fait le pari que les Syriens ne pourraient pas supporter autant de violence. Il veut nous pousser à la faute. Mais on est habitués à voir nos proches mourir sous nos yeux. Nos amis meurent et on n’a même pas le temps de les pleurer! Je vais vous raconter une histoire. Un jour, un ami m’a appelé. Il pleurait. Je lui ai proposé mon aide. Il m’a dit: ‘Nidal, pourquoi fait-on tout cela? On descend manifester, on se fait tirer dessus. Le lendemain, on enterre nos morts, on nous tire encore dessus. Et après? Tous les jours, on se fait tuer, on se fait torturer, attaquer à coups de bâton et on ne répond pas, même pas avec des pierres! Je ne demande rien, surtout pas une arme. Je veux juste qu’on en parle sur Al-Jazeera’. Ce jeune homme cherchait juste un moyen d’éviter qu’on en vienne aux armes. Le peuple syrien n’est pas un peuple violent. On n’a jamais eu envie de se battre ».