Syrie: « On va avoir une génération sacrifiée » – interview de Youssef Courbage par Catherine Gouëset

Article  •  Publié sur Souria Houria le 18 mars 2015

Quatre ans après le début du soulèvement contre le régime tyrannique de Bachar el-Assad, la Syrie et l’ensemble de la région sont profondément ébranlées par la guerre. Youssef Courbage, directeur de recherche à l’INED*, analyse un des aspects ignorés de cette crise: la démographie.

En quoi les évolutions démographiques récentes ont-elles joué un rôle dans la crise syrienne?

En Syrie, comme dans les autres pays de la région, le facteur démographique a contribué à l’avènement des Printemps arabes. A partir des années 1960, le changement démographique a généré des transformations sociales et culturelles. Avec l’élévation du niveau d’instruction, la population devient plus critique. Cela conduit aussi une sécularisation mentale, passée inaperçue en raison de l’effet de loupe sur les phénomènes islamistes. Un indicateur irréfutable de cette sécularisation est la baisse de la natalité. Au cours des quatre dernières décennies, les familles du monde arabe ont commencé à maitriser leur fécondité.

Cette révolution démographique et la hausse de l’instruction ont ébranlé la hiérarchie familiale. Un père analphabète pouvait dominer sa femme et ses enfants analphabètes. Dès lors que les enfants deviennent plus instruits que leur père, les femmes autant voire plus que leur mari, le pater familias peut moins facilement imposer sa loi. La société étant, après tout, un agrégat d’individus et de familles, les transformations à l’échelle de l’individu et de la famille se répercutent à l’ensemble de la société et induisent inévitablement des transformations politiques.

Syrie: "On va avoir une génération sacrifiée"

Dans le quartier d’al-Myassar à Alep, le 16 février 2015.

Reuters/Hosam Katan

 

S’ajoute, pour la Syrie, la question des minorités…

En effet. Quand les soulèvements arabes ont éclaté en 2011, beaucoup pensaient que ce qui s’était passé en Tunisie, en Egypte ou au Yémen n’atteindrait pas la Syrie. C’était une erreur. Mais la Syrie, à la différence des autres pays de la région est très hétérogène. La structure politique est liée aux questions de minorités. Le pays est dominé par la minorité alaouite dont est issu le président Bachar el-Assad, environ 10 % de la population, et s’appuie sur les autres minorités, face à une majorité sunnite largement discriminée. La minorité dominante représente environ 25 % de la population si l’on agrège les autres minorités ethniques et confessionnelles: chrétiens, chiites, druzes…

Ces catégories de population ont été les principales bénéficiaires des transformations économiques depuis 40 ans. Comme toujours, lorsqu’une population se développe, s’enrichit et bénéficie d’un meilleur accès à l’instruction, son taux de natalité baisse. On a donc assisté à une démographie à deux vitesses en Syrie: celle des minorités s’apparentait à ce qu’on observe dans les pays européens. Tandis que le taux de natalité de la majorité des laissés-pour-compte, les sunnites, restait beaucoup plus élevée. Ce n’est pas un hasard si les régions où ils sont le plus représentés, Alep, le nord, Deir Ezzor, la vallée de l’Euphrate sont celles passées aux mains de la rébellion.

Les autorités, bien conscientes du déséquilibre démographique, font appel en priorité à l’enrôlement des minorités dans l’armée. Ainsi qu’à des combattants internationaux, des chiites libanais, irakiens et afghans, pour compenser leur faiblesse numérique. Sauf que la rébellion attire, elle aussi, des combattants internationaux sunnites.

Croyez-vous que Daech peut continuer à s’étendre?

A moyen terme, je ne crois pas. Du point de vue démographique, ces groupes, et l’islamisme radical en général, sont une réaction à la violence des transformations culturelles, sociales et politiques que les pays arabes ont connues. Ces sociétés ont été déstabilisées par la vitesse de la transformation sociale. En Europe, la transition démographique entamée en France au milieu du 18e siècle s’est étalée sur deux siècles. Au Moyen-Orient et dans les pays arabes, le phénomène s’est concentré sur 40 ans. En dépit de l’impression extérieure de sociétés statiques, il y a une lame de fond qui balaye cette région, avec notamment l’émergence des femmes, quoique très incomplète, certes. Elle est très avancée dans les universités, en nette progression dans les médias, mais la plus faible du monde dans le domaine de l’emploi féminin. Les pays arabes sont très loin derrière des pays comme l’Indonésie (le pays musulman le plus peuplé au monde) où les femmes travaillent presqu’autant que les hommes. Cela explique son dynamisme économique. Dans des pays où la tradition patriarcale est profondément ancrée -elle date d’avant l’islam), il est difficile de remettre brutalement en question cet ordre des choses. D’où la violence des réactions.

La démographie a eu sa part aussi dans la guerre du Liban ou celle des Balkans…

Il y a le cas emblématique du Kosovo. La démographie albanaise était très dynamique. La population ne pouvait plus accepter une domination serbe (puis yougoslave) alors que les Serbes devenaient minoritaires. L’issue du conflit, l’indépendance du Kosovo a été en grande partie stimulée par le facteur démographique.

Au Liban, la guerre de 1975 à 1990 a été nourrie par la « bulle » démographique au sein de la population, surtout la population musulmane. La « main d’oeuvre » militaire était plus abondante chez les musulmans que chez les chrétiens. Les chiites, les laissés-pour-compte du système libanais ont gardé un taux de natalité élevé plus longtemps que les autres minorités. Ils réclament aujourd’hui un nouveau partage du pouvoir, prenant mieux en compte leur poids démographique. Mais désormais, la différence de natalité entre les groupes confessionnels s’est estompée.

Assiste-t-on à la fin des Etats syrien et irakien?

Beaucoup le prédisent. Mais l’exemple libanais invite paradoxalement à plus d’optimisme. Au début de la guerre en 1975, tout le monde prédisait la partition du pays en deux ou plus: les régions chrétiennes d’un côté et les régions musulmanes de l’autre. Ça ne s’est pas produit.

Créer un micro état alaouite sur les zones côtières relève du fantasme. Les populations sont très mélangées. Il y a beaucoup de sunnites à Lattaquié. Une division de la Syrie selon des lignes ethno-confessionnelles impliquerait des exodes massifs encore plus vastes que ce qui s’est déjà produit.

Comment envisagez-vous, au regard d’autres crises du passé, dans la région, l’évolution de la guerre en Syrie?

Je crois que le conflit syrien va devenir plus endogène. Le rôle des acteurs extérieurs va diminuer. Le conflit dure parce que la Syrie a été inondée de capitaux étrangers qui ont permis d’acheter, de part et d’autres en quantité inouïe des armes à bon marché, ou de les recevoir gratis. Aujourd’hui, avec la baisse des cours du pétrole, la Russie est en difficulté économique. Peut-elle continuer longtemps à alimenter les arsenaux syriens? Jusqu’à quand l’Iran, qui doit satisfaire les attentes de ses presque 80 millions d’habitants, peut-il continuer à déverser des moyens pour soutenir à la fois le Hezbollah libanais, l’Irak, les Houthis au Yémen et le régime syrien? En cas d’accord américano-iranien sur le nucléaire, Il n’est pas exclu que soit négocié un retrait au moins partiel du soutien de Téhéran au régime syrien. Ce qui laisserait les loyalistes et l’opposition face-à-face. En ce cas, le poids de la démographie deviendra encore plus déterminant. Pour maîtriser un territoire, Il ne suffit pas de bombarder de loin. Il faut occuper l’espace. Si l’on fait des projections de population sur les dix prochaines années et même moins, on voit que l’opposition a plus de potentialités que les loyalistes. Le déséquilibre dans le recrutement de jeunes combattants -de plus en plus jeunes !- va crescendo.

Reste qu’à court terme, les conséquences de cette guerre pour les Syriens sont terribles. Le niveau de scolarisation des réfugiés et déplacés est très bas. Toute une génération ne connait comme perspective que l’exil ou la guerre. Il faut tenir compte, au passage, que le recrutement des jeunes dans les groupes armés n’est pas toujours idéologique. Dans un pays dévasté par une guerre durable, l’engagement dans un groupe armé devient un gagne-pain. On va avoir une génération sacrifiée.

source : http://www.lexpress.fr/actualite/monde/proche-moyen-orient/syrie-on-va-avoir-une-generation-sacrifiee_1661103.html

date: 15/03/2015