Syrie: « Pour le droit et le devoir de combattre l’injustice » – Propos recueillis par Vincent Hugeux
Le jésuite italien Paolo Dall’Oglio publie ce mercredi aux Editions de l’Atelier un essai autobiographique intitulé La rage et la lumière, rédigé avec le concours d’Eglantine Gabaix-Hialé. Expulsé en juin 2012 de Syrie, où il animait le monastère de Mar Moussa, ce pionnier du dialogue islamo-chrétien vit désormais à Sulaymaniyah, dans le Kurdistan irakien. Atterré par la veulerie de l’Occident, exaspéré par la mansuétude dont Bachar al-Assad, rempart illusoire contre le djihadisme, jouit encore dans la galaxie chrétienne, mais porté par sa foi en la victoire des combattants de la liberté, prélude à une réconciliation à inventer, cet » Amoureux de l’islam, croyant en Jésus » -titre d’un essai antérieur- livre à L’Express les ressorts de sa colère et de son espérance.
Qu’est-ce qui vous irrite le plus dans la rhétorique des partisans occidentaux de la « retenu « ?
Cette idée que l’islam n’est pas réformable, que les chrétiens d’Orient ne peuvent se sauver que contre lui. Que, sur l’échiquier syrien, ils n’ont le choix qu’entre Bachar et l’exil. En d’autres termes, il leur faudrait soit collaborer avec son régime, responsabilité morale grave, soit renoncer à incarner une des richesses culturelles de ce pays. Or, les chrétiens n’ont pas à choisir entre une constitution islamiste et une constitution laïque. Ils doivent demander à toute la patrie d’accepter leur présence patriotique.
Peuvent-ils échapper au statut de « dhimmi », censé obtenir une protection en contrepartie de sa soumission à l’ordre islamique?
La dhimmitude est perçue en Occident comme une institution d’asservissement de la minorité. Un peu court. Dans une époque pré-démocratique, elle constitue un instrument du pluralisme. En son nom, le sunnite a le devoir de protéger les chrétiens, comme le commande le Prophète. Voilà pourquoi je préconise une évolution de la dhimmitude plus qu’une laïcisation forcée des sociétés musulmanes. L’attitude explicitement anti-chrétiens d’al-Qaïda est d’ailleurs étrangère à la tradition.
Le drame des chrétiens d’Orient, c’est d’être pris au piège de guerres « civiles » entre musulmans. Broyés par le conflit entre chiites et sunnites. Dès juin 2011, j’ai adressé par courrier au Vatican cette mise en garde: si vous n’êtes pas capables d’infléchir la diplomatie internationale vers l’option du changement de régime à Damas, vous perdrez la communauté chrétienne de Syrie, à l’instar de celle d’Irak hier.
La radicalisation de la résistance armée syrienne est-elle inéluctable?
L’absence de secours de l’Occident a poussé jour après jour des démocrates musulmans dans les bras du radicalisme. Lors d’un récent séjour clandestin en Syrie, j’ai discuté avec des militants et des cadres du Front al-Nosra. Leur acte d’allégeance envers al-Qaïda est objectivement dangereux pour la liberté et le sens critique des Syriens, comme pour le devenir démocratique du pays. Mais n’oublions pas que ce sont les mêmes groupes qui ont été actionnés hier en Irak ou au Liban par les services de renseignement du clan Assad. N’oublions pas non plus que le sentiment d’abandon par le monde libre constitue le moteur fondamental de cette radicalisation. Le chef d’une unité influente d’al-Nosra m’a dit ceci: pendant un an, j’ai cru que la solidarité démocratique nous aiderait à nous débarrasser de Bachar; puis j’ai compris que Dieu voulait que nous nous libérions seuls pour instaurer ici un émirat islamique
Américains et Européens justifient leurs réticences à livrer des armes à la rébellion par la crainte qu’elles tombent « en de mauvaises mains »; en clair qu’elles garnissent les arsenaux de factions djihadistes. Que vaut cette prévention?
Argument faux. Qui révèle la puissance manipulatrice des amis occidentaux de Bachar, de l’extrême-gauche anti-impérialiste à l’extrême-droite islamophobe, via divers réseaux de solidarité chrétiens. Cet alibi reflète aussi l’ampleur et la profondeur de la corruption orchestrée, selon une logique mafieuse, par l’appareil dictatorial syrien; notamment dans le domaine de l’information. Une partie de la famille Assad, qui trempe dans les trafics d’armes et de stupéfiants, y a consacré beaucoup d’argent. En invoquant cet argument fictif, l’Occident tente de de justifier une position simple: il faut garder Assad. Chez les néo-conservateurs américains comme en Israël, on est persuadé de tirer profit de la guerre entre musulmans, gage d’une victoire géostratégique. Un conflit sans vainqueur, dont la longue boucherie Irak-Iran fournit le modèle historique. Aucune des deux parties ne doit l’emporter; c’est la guerre elle-même qui doit gagner. Le malheur des Syriens épris de liberté, musulmans et chrétiens, sacrifiés sur l’autel de la Realpolitik, et aussi la rançon d’un marchandage
Hier décrit comme une « ligne rouge » par Washington, le recours aux armes chimiques suscite aujourd’hui un discours ambigu. Pourquoi?
Ce discours procède de la même logique que les réticences relatives au sort des armements. Toutes les lignes rouges ont été enfoncées sans que nul ne bouge. On en est à ergoter sur « l’usage épisodique » de substances chimiques. En fait, tant que leur usage n’apparaît pas comme dangereux pour Israël, il est jugé tolérable.
Votre témoignage renvoie à la notion de « violence légitime ». Vous avez été séduit dans votre jeunesse par la radicalité des Brigades Rouges, puis été tenté un temps de prendre les armes au Liban, et vous vous définissez aujourd’hui comme « l’assistant ecclésiastique de la résistance syrienne armée ». Est-ce bien compatible avec le message du Christ?
J’admets la dimension scandaleuse de tout cela. Mais il existe un droit, et un devoir, de résister à l’agression et de défendre la justice. Pour autant, j’ai conscience de la dimension équivoque que peut revêtir un principe parfois dévoyé par des pouvoirs iniques pour se donner une légitimité. Il nous faut par ailleurs réinventer la capacité stratégique de la non-violence. L’ennui, c’est que les non-violents sont restés absents du théâtre syrien.
Quelles réactions vos engagements suscitent-ils à Rome?
Le Vatican a trop de problèmes internes à l’Eglise à régler pour s’occuper de la Syrie ou de moi. La tragédie syrienne y crée de l’angoisse, de l’embarras, mais n’inspire pas de vision claire et novatrice. D’autant que la plupart des représentants locaux des Eglises catholiques, à l’exception notable du nonce apostolique à Damas, sont massivement pro-Bachar.