Syrie : processus vital engagé – Par JACQUES BÉRÈS, DIDIER PEILLON

Article  •  Publié sur Souria Houria le 23 avril 2012
Par JACQUES BÉRÈS Chirurgien, président des Enfants du canal (cofondateur de MSF), DIDIER PEILLON Médecin urgentiste, président de Solidarité hospitalière

Nous avons passé plusieurs semaines en Syrie, il y a moins d’un mois. Lors de ce séjours nous avons vu des malades, des blessés et des médecins. Les deux confrères syriens avec lesquels nous avons le plus travaillé, dans ce gouvernorat rural de Idlib, avaient, comme tant d’autres, purgé des peines de prison, simplement pour avoir exercé leur activité de soignants sur des manifestants blessés au temps des premières manifestations pacifiques. L’un des deux avait eu la chance de ne pas être torturé. Les soignants sont des cibles prioritaires en Syrie. La phrase des médecins syriens est : «C’est au moins aussi dangereux d’être pris en train de soigner que les armes à la main.» Nous sommes de simples humanitaires. Notre extrême rareté à l’intérieur de la Syrie ne nous confère aucun droit à mettre en doute les dires de nos collègues locaux, pas davantage à porter des avis sur l’évolution de la tragédie en cours. Ce que nous avons pu observer, c’est que des médecins, des infirmiers et des pharmaciens sont délibérément assassinés. Tout hôpital, tout local de soins est ciblé aussitôt qu’il a été repéré. Nous en avons fait la désagréable expérience à deux reprises.

L’équation se pose donc ainsi : soit aller soigner dans des zones où se trouvent de nombreux blessés et, par là même, se transformer en cible avec des risques considérables pour les participants locaux, soit essayer d’aménager quelque chose dans un secteur encore calme, au risque de n’avoir que peu d’utilité du fait des dangers courus à faire circuler des blessés entre les postes de contrôle de l’armée.

D’autres éléments viennent rendre les choses encore plus difficiles. D’abord, la gravité des blessures observées. Il s’agit de blessures de guerre résultant pour une bonne part de bombardements par des mortiers dont les obus, conçus pour se fragmenter, déterminent de multiples points d’impact et, pour le reste, de blessures par projectiles à haute vélocité avec d’importantes chambres d’attrition entre point d’entrée et point de sortie, et des trajets intermédiaires parfois déconcertants. De telles lésions, déjà délicates à traiter au calme, avec des équipes pluridisciplinaires et un plateau technique approprié, deviennent hors de portée pour une équipe réduite, même rompue à la chirurgie de guerre, mais manquant d’un minimum d’asepsie, d’anesthésie, d’installation, d’éclairage, d’aspiration, de lits postopératoires… et surtout de temps.

Il faut aussi souligner l’extrême difficulté de communication d’une zone à l’autre du fait du brouillage des portables, du danger à utiliser les téléphones satellites, du manque de talkies-walkies. Les nouvelles d’un hôpital attaqué ne parviennent à la zone de repli, distante de quelques dizaines de kilomètres à peine, qu’après une journée entière. Ce problème de communication rend inenvisageable de faire fonctionner des équipes mobiles allant à la rencontre des blessés disséminés un peu partout.

La perversité du système homicide, qui s’était déjà manifestée par les exactions commises dans les hôpitaux gouvernementaux, du coup discrédités et désertés, s’est poursuivie avec les assassinats de patients et de soignants dans les hôpitaux clandestins. L’armée a manifestement pour instructions de piller d’abord, de détruire ensuite, tous les hôpitaux clandestins qu’elle peut trouver et toutes les pharmacies, de sorte que seront privés de médicaments, non seulement les blessés mais aussi les malades chroniques nécessitant un traitement continu : diabétiques, insuffisants hépatiques, rénaux ou cardiaques… Ce blocus thérapeutique infligé à un peuple pour le punir d’avoir réclamé sa liberté et sa dignité doit être enregistré comme un nouveau pas dans la barbarie de ce régime. Terrorisés, les soignants le sont au point de n’accepter de pratiquer que des premiers soins d’extrême urgence: pose d’attelles de fortune en cas de fracture, pansements compressifs en cas d’hémorragie, en un temps limité, qui leur permettra, si l’armée arrive, «d’effacer les traces», comme ils disent, même lorsqu’ils disposent de plateaux techniques qui autoriseraient des soins plus conformes aux besoins réels des blessés. «Le risque est trop grand» devient leur diagnostic universel.

Et si d’improbables expatriés insistent : «Mais quand même, les blessés graves, qu’est-ce qu’ils vont devenir après ces premiers soins ?», la réponse se résume à une mimique d’impuissance.

Certains blessés auront la chance d’atteindre le territoire turc, après un passage clandestin et périlleux de la frontière, au rythme actuel d’une cinquantaine par semaine. D’autres mourront chez eux.

Pour assurer sa survie, le gouvernement a depuis longtemps passé de véritables accords mafieux avec des responsables de minorités, de mouvements divers ou d’associations, en Syrie comme dans les pays limitrophes. Ses multiples services secrets disposent de dossiers susceptibles de ruiner la réputation de pratiquement tout opposant. Par ailleurs, une vigilance sans faille a présidé au recrutement du corps des officiers, générant une armée capable de tirer sur le peuple sans trop d’états d’âme, à la grande différence de ce qui se passe en Tunisie ou en Egypte. Bachar al-Assad a habilement multiplié les promesses de protection à diverses minorités – chrétiens, kurdes ou assyriens – inquiètes des conséquences d’une éventuelle prise de pouvoir par les fondamentalistes. La contrepartie étant leur non-participation à quelque insubordination que ce soit. On comprend mieux alors la réserve actuelle, des chrétiens et des kurdes notamment, à s’engager dans la révolution. Si ce couvercle très efficace venait à céder, il reste l’usage de la terreur la plus extrême. Ainsi, en 1982, la rébellion de la ville de Hama a fait l’objet par Hafez al-Assad et son frère (père et oncle de l’actuel président) d’une répression terrifiante. La ville a été bouclée, et le centre-ville entièrement rasé par plusieurs jours de bombardements sans répit, avec un coût humain d’environ 25 000 morts. Un tel exemple a de quoi faire réfléchir toute autre cité en proie à des velléités de contestation.

Le sort réservé à la ville de Homs par son fils a clairement pour vocation de constituer un exemple de la même veine. La ville ayant eu le tort de se soulever, jusqu’à constituer une véritable zone libre, il fallait d’abord bombarder, mais aussi continuer la répression une fois l’armée entrée dans les lieux. Ce qui explique le délai de cinq jours imposé à l’émissaire des Nations unies et à la Croix Rouge avant qu’ils ne soient autorisés à y pénétrer à leur tour, laps de temps mis à profit pour procéder à de nouvelles arrestations, viols et exécutions sommaires.

Malgré cela, la volonté de «dégager» Bachar al-Assad est tellement forte dans tout le pays que la terreur ne suffit pas à étouffer le souffle de la révolution. Le régime a le dos au mur et il faut clairement envisager sa chute, avec ou sans interventions extérieures.

source: http://www.liberation.fr/monde/2012/04/22/syrie-processus-vital-engage_813510