Syrie: quand le photographe guide l’écrivain Littell par Christophe Lamfalussy
Christophe Lamfalussy
Mis en ligne le 19/06/2012
Pendant quinze jours, en janvier dernier, Mani a été le guide de Jonathan Littell dans les quartiers assiégés de Homs. L’écrivain en a sorti ses « Carnets de Homs », un livre dense, une recension honnête, un journalisme au poignet, qui raconte comment les rebelles s’organisaient et se défendaient dans Baba Amr, Khaldiye et Bayada avant l’offensive majeure de l’armée syrienne du 3 février dernier.
Ce témoignage exceptionnel, l’auteur franco-américain des « Bienveillantes » n’aurait jamais pu l’écrire sans l’assistance de Mani, un photographe français de 40 ans, qui l’a guidé dans les ruelles de Homs.
« Mani » est un nom d’emprunt. Son vrai nom reste peu connu du grand public. Cet anonymat lui a permis de passer un mois et demi en Syrie en octobre-novembre 2011 et de ramener des clichés inédits de Homs qui ont été publiés par Paris-Match, Focus, The Guardian, Le Monde et bien d’autres médias européens.
« C’est un pays que je connais relativement bien », dit-il à La Libre Belgique. « J’y ai été à l’âge de 19 ans et par la suite, y ai fait des séjours de plusieurs mois. Après mes études en Littérature et Histoire du monde arabe à Paris, je suis retourné à Damas où j’ai vécu pendant trois ans. Je parle couramment l’arabe. C’est ce qui m’a permis d’avoir accès à Homs à un moment où c’était vraiment compliqué pour la presse internationale d’y entrer ».
En janvier, Jonathan Littell sollicite la direction du Monde et propose de faire un voyage en Syrie avec l’idée d’en ramener un reportage comme le faisaient les anciens, les André Malraux, John Dos Passos ou Ernest Hemingway. Le Monde accepte et lui propose Mani comme accompagnateur. Le photographe a en effet l’immense avantage de parler couramment l’arabe. « En Syrie », dit-il, « Jonathan Littell n’avait pas de contact et ne connaissait pas du tout le pays, hormis un voyage touristique avec sa famille. Il ne connaissait pas la langue. Ils m’ont demandé de travailler avec lui ».
Mani sera donc à la fois le photographe et le « fixer », celui qui organise les rendez-vous et traduit. C’est une pratique courante dans le journalisme.
Une fois arrivés clandestinement à Homs, les deux compères vont devoir convaincre les rebelles qu’ils veulent travailler en toute liberté, sans dépendre du centre de presse local.
Mani raconte : « Les journalistes étrangers ont toujours été les bienvenus du côté de l’opposition. Ils sont les premiers à souhaiter que l’information sorte. Ils ont tout intérêt à ce qu’on comprenne ce à quoi ils font face. Mais il y a eu pas mal de tensions à Bab Amr parce que nous ne voulions pas être utilisés. On voulait avoir notre indépendance, aller là où on voulait sans être entravé par les activistes. Le simple fait qu’on ait refusé d’être encadré par les activistes du Bureau de l’information a suscité des tensions. Ils n’étaient pas habitués. On ne respectait pas leurs règles. Le fait de parler arabe a aidé car cela a permis de ne pas prendre des « non » pour des réponses définitives et de prendre du temps pour argumenter ».
Sur place, les rebelles interrogent les deux Français sur la mort de Gilles Jacquier. Le reporter d’Envoyé spécial a été tué le 11 janvier et les rebelles sont soucieux de leur image dans l’opinion publique internationale. Le gouvernement syrien et l’opposition s’accusent mutuellement d’avoir tué ce journaliste. Une enquête de la justice française est en cours. « Ils étaient très soucieux de la façon dont la mort pouvait être interprétée en France. Ils souhaitaient savoir qui était montré du doigt », dit Mani. Sur place, l’écrivain et le photographe découvrent un quartier assiégé, où il est encore possible d’acheter des confiseries au coin de la rue, mais cerné par les tanks de l’armée. C’est la particularité de Homs, contrairement à d’autres villes assiégés comme Sarajevo. Certains quartiers sont en insurrection, d’autres vivent plus ou moins normalement. « Ces quartiers ne subissent pas la répression », explique Mani, « car ils sont acquis au régime, des quartiers alaouites. Au contraire, c’est de là que viennent les milices et là que beaucoup de barrages sont positionnés. »
Littell a quitté la ville après quinze jours, juste avant le 3 février. Mani est resté onze jours de plus sous les bombardements. Depuis cette attaque massive, il a perdu contact avec les hommes de Bab Amr. Sauf un, Abou Khaled, l’un des plus actifs à communiquer avec Al Jazeera. Certains ont quitté la Syrie, un a été arrêté. Mais les autres ?
Littell a tiré de ce reportage ses « Carnets de Homs » et de longs reportages publiés par Le Monde. Mani lui envisage de nouveaux reportages.
À l’heure où l’armée syrienne bombarde à nouveau Homs, le photographe est très pessimiste. « Les massacres continuent. C’est de pire en pire« , dit-il. « La brutalité et la sauvagerie de la répression se poursuivent. Le régime essaie de la manière la plus brutale possible de venir à bout de l’insurrection, mais avec pour résultat d’aliéner de plus en plus de gens au sein du pays. Une partie de l’opposition est bien consciente qu’il y a un danger de radicalisation du mouvement et continue à organiser des manifestations pacifiques. Or il y a une augmentation des arrestations des activistes qui étaient engagés pacifiquement. On a vraiment le sentiment que le régime veut étouffer toutes ces voix-là pour n’avoir à faire face qu’à une rébellion armée. Le régime est plus à l’aise dans la répression brutale d’une opposition armée que pour faire face à des manifestations pacifiques importantes. »
Mani est favorable à une intervention armée en dernier recours. « Le régime », dit-il, « n’est pas désireux de négocier et de mettre en place une transition démocratique dans le pays. Les réformes dont parle le régime ne prévoient en aucun cas la remise en cause de la mainmise de la famille Assad sur toutes les affaires du pays et rien n’est dit au sujet des pratiques extrêmement violentes des services de sécurité et de l’impunité totale dont ils bénéficient. »
« Et quant aux exactions de la milice pro-gouvernementale (les ‘shabihas’), à laquelle nombre de massacres de familles entières sont attribués », ajoute-t-il, « le régime est au minimum coupable de les laisser faire. Tout est fait pour préserver le statu quo et écraser toute forme de contestation au sein du pays. Il n’y a plus de plan Kofi Annan. Ce plan n’est pas du tout respecté. Après ce nouvel échec de la communauté internationale, sauf s’ils parviennent à convaincre les Russes, je ne vois pas d’autre chose que la solution militaire ».
« Carnets de Homs », par Jonathan Littell, Gallimard, Paris, 234 pages, environ 19 euros.
Date : 19/06/2012