Syrie : quel bilan tirer des négociations d’Astana ? Interview de Matthieu Rey
Les négociations sur la Syrie à Astana se sont achevées mardi avec la mise en place d’un mécanisme de surveillance de la trêve conclue fin décembre. Organisées par la Turquie, la Russie et l’Iran, qui plus est au Kazakhstan, et avec les puissances occidentales réduites à un rôle de figurantes, ces discussions se sont déroulées dans une configuration inédite. Elles préfigurent les négociations chapeautées par l’ONU, qui reprendront à Genève le 8 février. Quels enseignements faut-il en tirer, dans un conflit de plus en plus complexe ? L’analyse de Matthieu Rey, chargé de recherche au CNRS (Iremam) et membre du programme ERC Wafaw.
ARTE Info : L’accord conclu mardi sur le mécanisme de surveillance de la trêve est-il une victoire pour la Russie, la Turquie et l’Iran ?
Matthieu Rey : D’abord, il faudra voir dans quelle mesure il [le résultat des négociations d’Astana] sera mis en pratique. Pour l’instant on a un texte, une première décision, mais nous n’avons pas d’éléments concrets pour sa mise en application sur le terrain. Donc avant de parler de succès ou d’échec, il faudra bien sûr vérifier ce genre de choses.
On a vu un certain nombre d’accords se dérouler dans le cadre de la Syrie ces dernières années, donc ce n’est absolument pas nouveau. En revanche, nous n’avons pas vu de mécanisme et d’établissement de relations durables et concrètes qui auraient permis de régler ce conflit. Il faut vérifier s’ils sont bien entérinés sur le terrain : pour le moment on a eu des accords, multiples et variés, mais ils n’ont jamais été mis en œuvre.
On verra donc dans la durée si cet accord est appliqué…
Matthieu Rey : Pas dans la durée, mais dans les prochains mois. Là où la question va se poser directement, c’est de savoir si on va avoir des libérations effectives d’opposants telles qu’elles ont été proposées, sous la supervision de qui et comment. D’autre part, est-ce qu’on est toujours sur des dynamiques d’échange de populations ou pas pour arriver à une trêve durable.
Enfin et surtout -et c’est ce sur quoi je suis très prudent- c’est dans quelle mesure les représentants aux négociations, qu’ils soient dépendants du régime ou de l’opposition, parviennent à se faire obéir des hommes de terrain. Je ne prendrai qu’un exemple : au même moment où on a des accords qui sont en train de se dessiner, on voit que les acteurs proches du régime, que ce soit ceux qui sont proches de l’Iran ou ceux qui sont proches de la Russie, ne s’entendent pas sur le terrain.
Quel rôle le trio Russie-Turquie-Iran, qui a organisé ces négociations inédites, va-t-il être amené à jouer à l’avenir ?
Matthieu Rey : On a trois agendas qui n’ont rien à voir en fonction de la Turquie, de la Russie et de l’Iran. Concernant l’Iran, je doute qu’elle modifie énormément son agenda. Ce qu’elle souhaitait et ce qu’elle a obtenu, c’était de sauver le régime de Bachar al-Assad et de faire partie de la solution [politique]. Rien ne laisse prévoir une modification majeure de ce statut, dans la mesure où elle est en position de force. Elle souhaite – et cela depuis 2011 – avoir un rôle dans la Syrie à l’avenir et a pour cela consenti de lourds sacrifices.
Le deuxième acteur qui va être beaucoup plus intéressant à observer, ça va être la Russie. Si la Russie poursuit cette entreprise, elle va devoir trouver une solution pour pérenniser sa situation sur le terrain. C’est-à-dire trouver une manière de se faire obéir des différentes factions d’une part, et d’autre part trouver une porte de sortie avant que le conflit ne lui coûte. Jusque-là, la position de la Russie était relativement aisée, dans la mesure où elle a pu intervenir massivement en Syrie sur un temps très court, mais sans que cela lui coûte en terme humain notamment. En cela, cette guerre lui a été totalement bénéfique. Et c’est là où ces négociations sont déterminantes pour elle : si elle se maintient dans la situation actuelle, le conflit commencera à lui coûter.
Enfin, la Turquie tente de trouver un accord pour plusieurs raisons. La première raison, c’est la manière dont Erdogan redessine sa position intérieure et régionale au lendemain d’un coup d’Etat majeur. Le deuxième élément, c’est le fait que sa principale préoccupation actuelle demeure les problèmes kurdes, et non plus les problèmes syriens. Et enfin, sa dernière difficulté est de trouver une solution ou une forme de stabilisation temporaire pour les réfugiés.
La situation en Syrie semble de plus en plus complexe, voire confuse : comment la résumer ?
Matthieu Rey : On a plusieurs lignes de conflit qui se superposent. On a d’abord une ligne de conflit entre les forces qui dépendent du régime et les forces qui dépendent de l’opposition, avec plein de lignes de fractures possibles et variées. Par exemple, vous pouvez avoir telle rue qui est possédée par l’opposition, alors que vous avez le bout de la rue qui est détenu par le régime dans certains secteurs.
Ensuite, on a des lignes de fractures au sein de chacun de ces camps. Au sein de l’opposition, on a plusieurs tendances, avec des agents du type Armée syrienne libre qui vont s’opposer à Fatah al-Cham. Une partie des divisions de l’opposition vient du fait qu’ils ne sont pas d’accord entre eux sur la tenue et la teneur des négociations. Dans le même registre, au sein des groupes dépendants du régime, on a des dissensions entre ceux qui sont plutôt en faveur de l’Iran et plutôt en faveur de la Russie.
Derrière, on a deux autres acteurs qui mobilisent d’autres formes de lutte. Le premier acteur, c’est l’Etat islamique, qui reste le point de mire de beaucoup d’acteurs internationaux. Ensuite, on a l’acteur kurde. Ils s’opposent eux-mêmes aux membres de l’opposition, ce qui démultiplie les solutions et les possibilités d’affrontement.
Est-il donc impossible de parvenir à la paix ou au moins de faire cesser les violences ?
Matthieu Rey : Maintenant, la question qui se pose, dans le cadre de ces négociations, c’est de savoir dans quelle mesure un partenaire étranger peut faire pression sur un partenaire intérieur de manière à dessiner les contours d’un compromis ou d’une solution transitoire, qui permettrait de faire cesser un certain nombre de violences. Et pour le moment, on voit que nous en sommes vraiment au stade des premières négociations, dans la mesure où les mécanismes ne sont pas du tout là et sont en discussion.
D’autre part, un processus de négociation suppose que chaque partie fasse des compromis sur sa nature même, que ce soit l’opposition ou le régime. Pour le moment, ni l’un ni l’autre n’est en mesure de le faire, parce qu’on est dans le cadre d’une lutte à mort des uns et des autres. Le régime n’a pas la possibilité de se réformer, d’où la permanence de ce conflit, et en ce qui concerne l’opposition, ils ont tellement perdu en hommes, en vies et en espoir : que pourraient-ils négocier, si ce n’est le droit d’exister ?