Syrie: S., 6 mois, plongée dans l’horreur de la guerre (3/3)

Article  •  Publié sur Souria Houria le 7 novembre 2013

Pour communiquer avec les patients, Charlotte, psychologue MSF en Syrie, qui n’est pas arabophone travaillait avec une interprète. Sauf une fois, où Charlotte a parlé en Français avec un petit bébé.

S. a seulement cinq mois, c’est une petite fille d’une famille assez pauvre dont le village avait été bombardé plusieurs fois. Ils avaient donc décidé de partir. Ils sont arrivés dans un village des environs, et à ce moment-là, une bombe est tombée sur leur voiture. Tous les passagers de la voiture sauf elle sont morts sur le coup : son père, sa mère et trois de ses 11 frères et sœurs. La petite fille de cinq mois a eu sa jambe droite arrachée et a dû être amputée jusqu’en haut de la cuisse. C’est une de ses grandes soeurs qui l’a recueillie. À 19 ans, elle était elle-même mère d’une petite fille de huit mois et blessée au pied par un tir de roquette. Elle s’est donc occupée des deux bébés, et s’est mise à allaiter S. aussi. La solidarité était extraordinaire dans l’hôpital, par exemple quand sa grande soeur était trop fatiguée pour allaiter S., les autres femmes dans le service la prenaient au sein. Elle était devenue la mascotte de l’hôpital !

J’ai eu un contact très fort avec cette petite fille. Les soignants de l’hôpital m’avaient expliqué sa triste histoire avant de la voir, et m’avaient dit qu’elle pleurait généralement beaucoup – peut-être des douleurs fantômes de sa jambe amputée.

Au-delà de la barrière de la langue

Quand je la rencontre pour la première fois, je la prends dans mes bras pour être en contact physique avec elle. Je me mets à lui parler en français pour lui raconter son histoire. Elle m’écoute très attentivement, en fait j’ai l’impression qu’elle me transperce du regard, qu’elle me scrute jusqu’au fond de l’âme, c’est très intense et privilégié comme moment. Toutes les femmes dans la chambre de l’hôpital écoutent également ces mots prononcés dans une langue étrangère à la leur, elles ne comprennent pas ce que je dis mais elles en perçoivent le sens, tout comme S.

Alors je la regarde dans les yeux, je la tiens – la soutiens même – dans mes bras, je lui caresse le visage. Je veux lui dire son histoire, mettre des mots sur les choses énormes qu’elle a vécues. Ainsi je lui dis qu’elle n’a pas eu de chance, qu’elle a vécu un événement très triste, qu’elle ne va plus revoir ses parents. Qu’elle a dû avoir extrêmement peur, qu’elle a dû entendre un grand bruit, sentir une forte chaleur, voir des flammes, qu’elle n’a pas dû comprendre ce qui se passait. Je lui dis que ce n’est pas de sa faute, qu’il lui faudra beaucoup de courage. Elle comprend l’intonation, elle sent un soutien, elle perçoit l’expression d’une réassurance quand je lui dis qu’on la comprend, qu’encore maintenant elle doit être très effrayée.

Ensuite elle me répond. Vraiment elle me parle, elle me dit quelque chose. C’est de l’ordre de la communication, du dialogue entre elle et moi. Je lui parle de nouveau, elle me répond. Je lui dis qu’elle a plein de choses à dire. Cela dure quelques minutes comme ça. Toutes les femmes nous regardaient émerveillées. Puis sous mes caresses, elle s’endort. Elle dort cinq bonnes minutes paisiblement. Puis son sommeil devient agité. Tout d’un coup, elle est prise d’un énorme sursaut avec une expression terrible sur son visage. Peut-être a-t-elle revécu l’explosion ? Après elle se réveille, elle me scrute de nouveau avec son regard transperçant. Puis elle se remet à gazouiller.

Le trésor de l’hôpital

Après, je l’ai revue régulièrement, je ne manquais jamais d’aller la voir. C’était la chouchoute de tout l’hôpital, elle passait de bras en bras. Je me souviens d’une scène touchante d’un patient blessé qui était un combattant aguerri et qui la prend dans ses bras en lui disant de très jolis mots en arabe signifiant « tu es le trésor de cet hôpital ».

Puis un jour, je lui ai apporté un ours en peluche. Cela l’a mise dans un état d’excitation incroyable. Il n’y a pas de jouets dans l’hôpital, c’est dur pour  les enfants. Ils ont mal, ils pleurent, ils ont besoin de leur maman. Quand ils voient un soignant, ils pressentent qu’ils vont avoir mal, ils ont un peu peur parce que le traitement n’est pas agréable. S. me regardait avec ses grands yeux scrutateurs, regardait la peluche, souriait. Elle a attrapé l’ours par ses grandes oreilles, elle l’a serré si fort qu’elle avait les doigts tout blancs. Puis elle l’a porté à sa bouche comme le font les bébés, avec un regard à la fois interrogateur et émerveillé comme pour dire « C’est quoi, un jouet ? C’est pour moi ? ». Elle a joué avec pendant 15 à 20 minutes, ce qui est énorme à cet âge-là où les enfants ne restent généralement pas concentrés plus de cinq ou dix minutes.

Quand elle est sortie de l’hôpital, elle est partie habiter avec sa soeur de 19 ans qui était hébergée chez des parents dans une maison faite pour dix personnes, mais ils devaient être une vingtaine ou une trentaine à y habiter. S. revenait de temps à autre pour les derniers changements de pansements et pour la rééducation. Après mon départ, la psychologue syrienne a pu la revoir.

Maintenant se pose la question de son avenir. Comment elle va apprendre à marcher ? Comment sa famille va pouvoir lui acheter des prothèses adaptées ?

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source : http://blog.lesoir.be/leblogdesmsf/2013/11/06/syrie-s-6-mois-plongee-dans-lhorreur-de-la-guerre-33/

date : 06/11/2013