Syrie. Témoignage du général Ahmed Tlass sur le système et la répression (4/4) – par Ignace Leverrier

Article  •  Publié sur Souria Houria le 1 avril 2014

Né en 1961, originaire de la petit ville de Rastan, entre Homs et Hama, le général Ahmed Tlass est diplômé de l’Académie de Police et docteur en Sciences politiques. Après plus de 20 ans à la direction de la Section financière de la Police du gouvernorat de Hama, il a été nommé, en 2008, directeur du Bureau des contrats au Ministère de l’Intérieur, à Damas. Il occupait encore ce poste lorsqu’il a décidé, le 27 juillet 2012, de prendre ses distances avec un pouvoir dont il ne parvenait plus à accepter les agissements. Il est aujourd’hui réfugié à Amman, en Jordanie, où ses confidences ont été recueillies par François Burgat, chercheur CNRS à l’Institut de Recherches et d’Etudes sur le Monde Arabe et Musulman et porteur du programme WAFAW (When Authoritarianism Fails in the Arab World) soutenu par le Conseil Européen de la Recherche (ERC).

Siège des moukhabarat jawwiyeh après l'attentat du 17.03.2012Siège des moukhabarat jawwiyeh après l’attentat du 17 mars 2012

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Je dois dire maintenant quelques mots des attentats aveugles qui se sont produits dans Damas à la fin de l’année 2011 et au début de l’année 2012. Je peux vous affirmer que toutes ces opérations spectaculaires ont été le fait du régime. Et si ce n’est pas toutes, c’est quasiment toutes. Vous pouvez tenir cela pour un renseignement sûr et recoupé. Quoi qu’il en soit, je ne parlerai ici que des attentats sur lesquels j’ai obtenu des renseignements de première main, transmis par des officiers ayant procédé aux enquêtes. Je ne parle pas d’officiers ordinaires, mais de membres de la cellule secrète que j’ai précédemment plusieurs fois évoquée.

Le premier attentat s’est déroulé le 23 décembre 2011, devant le siège de la Sécurité d’Etat à Kafr Sousseh. D’autres ont suivi, le 17 mars 2012, devant le siège du Service de renseignements de l’armée de l’air, les moukhabarat jawwiyeh, et devant celui de la Sécurité criminelle…

S’agissant de l’attentat contre le Service de renseignements de l’armée de l’air, il faut préciser d’emblée que le bâtiment était vide. Il était gardé, mais, dans la perspective de l’attaque, il avait été vidé de son mobilier et ses occupants évacués. Comme les caméras de surveillance l’attestent, le minibus qui a sauté devant son mur d’enceinte était resté parqué deux jours près du lieu où il a ensuite explosé… La télévision a présenté les cadavres de 25 victimes. Deux ou trois d’entre elles au plus avaient été tuées dans l’attentat. Elles passaient malheureusement par là. Certains habitants du quartier chrétien voisin – Qasaa – ont été traumatisés par le bruit de l’explosion. D’autres ont été blessés par des éclats de verre. Mais aucun d’entre eux n’a été tué. A peine le ministre de l’Intérieur était-il parvenu sur les lieux avec les chefs des divers Services de renseignements qu’il s’est enquis des pertes que les chrétiens avaient subi. Quand il a entendu qu’aucun membre de cette communauté n’avait péri dans l’explosion, il s’est écrié : « Comment, il n’y a pas de chrétiens parmi les victimes ! Ce n’est pas possible qu’aucun d’entre eux ne soit mort »… comme si, de fait, l’opération avait échoué puisque son objectif était de terroriser cette communauté en frappant certains de ses membres !

L’un des attentats du 23 décembre précédent avait pris pour cible le siège de ce qu’on appelle Far’ al-Mintaqa de la Sécurité d’Etat (Renseignements généraux). Quelques minutes après l’explosion, le général Rustom Ghazaleh, directeur de cette branche, était déjà sur place. Les médias officiels ont affirmé que l’opération avait fait 45 morts, ce qui est un record. Mais je puis vous assurer que la majorité des personnes censées avoir trouvé la mort à cette occasion étaient en réalité décédées ailleurs et autrement. L’opération a été menée un vendredi matin. L’explosion s’est produite à une heure où, hormis quelques piétons, il n’y a personne dans la rue. Il y avait uniquement devant le bâtiment deux ou trois agents de faction. Contrairement aux jours de semaine, il n’y a pas, le vendredi, de rassemblements de proches de détenus venus pour des formalités ou pour solliciter qui un document officiel, qui une libération anticipée, qui un droit de visite, etc. Seul le mur d’enceinte du Service en question a donc été affecté et partiellement détruit. Il ne fait aucun doute que cette affaire-là aussi a été montée par le régime. Certains officiers des Services de renseignements disent même en privé leur conviction que l’ordre de mener de telles opérations provient de Bachar al-Assad en personne.

D’où venaient alors les cadavres ? Ils avaient tout bonnement été amenés sur les lieux. L’un de mes amis m’a raconté qu’un commerçant de sa connaissance, à Homs, est propriétaire d’un camion réfrigéré. Il lui sert au transport des fruits et légumes. Les moukhabarat sont allés le trouver et lui ont ordonné de les suivre avec son véhicule. Ils se sont rendus à l’Hôpital militaire de la ville qui fait face à l’Académie militaire appelée Ecole de Guerre. Il a garé son camion à l’intérieur de l’hôpital et on l’a prié d’attendre. Ils ont ouvert le camion et y ont entassé des cadavres. Puis ils lui ont dit de prendre la route pour Damas où ils l’ont escorté et où les cadavres ont été débarqués. Le jour suivant, les attentats ont débuté, montrant des corps en décomposition…

Un ami officier m’a dit : « A 80 % nous ne sommes pas avec Bachar al-Assad. Tout le monde sait que le père de Rami Makhlouf était pauvre et regarde ce qu’il possède aujourd’hui. Nous n’avons rien à voir avec les meurtres, les viols, les vols qui se passent aujourd’hui… Mais que pouvons-nous y faire ? »

Tous les jeunes en Syrie peuvent être arrêtés. Même les fils d’officiers ne sont pas en sécurité. Ils peuvent être arrêtés comme les autres, parfois aux postes de contrôle qui protègent et séparent les différents quartiers, parfois à leur domicile. Puis, après quelques jours, quelques semaines ou quelques mois, ils sont rendus à leurs proches sous forme de cadavres. Les moukhabarat ne respectent aucune loi lorsqu’ils perquisitionnent les maisons et procèdent à des arrestations. Or quels crimes ces jeunes avaient-ils commis ? Ils manifestaient simplement de façon pacifique. Ils réclamaient uniquement plus de liberté et de dignité…

source : http://syrie.blog.lemonde.fr/2014/03/31/syrie-temoignage-du-general-ahmed-tlass-sur-le-systeme-et-la-repression-44/
date : 31/03/2014