Syrie : un nouveau journalisme de guerre – Par Benoît Huet, Avocat
Comment rendre compte de la réalité sur le terrain quand l’accès des journalistes professionnels est quasi impossible ? De nouvelles sources d’information sont lancées par des médias en exil ou des citoyens journalistes.
La forme de l’information évolue, mais les questions soulevées par son traitement sont aussi vieilles que la guerre. Les correspondants réunis sous les tirs de l’aviation franquiste à l’hôtel Florida, à Madrid en 1936-1937, débattaient déjà de la possibilité et de l’opportunité de décrire les combats de la guerre d’Espagne de manière neutre et objective. Ils s’appelaient Kessel, Mal-raux, Dos Passos, Capa, ou Gellhorn. Pour la plupart, Hemingway (1) en tête, il s’agissait de soutenir la cause républicaine. Pour d’autres, comme Saint-Exupéry (2), un journaliste ne pouvait taire les exactions commises par certains de ces mêmes républicains, aussi noble leur cause soit elle.
C’est en Syrie que la question de la disponibilité et de la manipulation de l’information se pose avec le plus d’acuité. Les médias traditionnels ne peuvent plus accéder à des pans entiers du territoire, et la liste des journalistes assassinés, arrêtés ou kidnappés s’allonge chaque jour. L’attention médiatique se concentre sur quelques événements spectaculaires mais on peine à trouver des informations fiables sur la réalité quotidienne du conflit. Quelles sont les conditions de vie des habitants de Daraya, de Deir el-Zor ou d’Idlib ? Qu’est-ce qui unit les combattants de l’Armée syrienne libre, et qui sont ceux de Jabhat al-Nosra ? Qui organise les pillages des sites archéologiques ? Autant de questions auxquelles les médias peinent à répondre tant les récits sont difficiles à obtenir et à vérifier pour ne pas devenir l’instrument d’une propagande militaire.
Le fait que l’information soit instantanément disponible n’implique pas qu’elle soit plus fiable, bien au contraire. Pourtant, cette guerre est aussi une guerre de l’information et son issue dépend de la lecture qu’en font les puissances régionales et les démocraties d’opinions occidentales. L’intervention de pays extérieurs, le financement de tel ou tel camp dépendent des informations délivrées par les médias. Pour reprendre les mots de Hannah Arendt, «la liberté d’opinion est une farce si l’information sur les faits n’est pas garantie, et si ce ne sont pas les faits eux-mêmes qui font l’objet du débat (3)».
Alors que faire pour connaître la réalité factuelle de cette guerre, sachant qu’il est probable qu’elle dure, et que l’accès des journalistes professionnels au terrain demeure étroit. La nature a horreur du vide et la violence inouïe déployée à l’encontre des journalistes en Syrie a laissé une place qui est de plus en plus occupée par une nouvelle forme de journalisme de guerre, créée par de nouveaux médias en exil.
Organisés autour de citoyens journalistes, qui relaient les informations qu’ils collectent sur le terrain, ces radios et journaux syriens en exil se sont installés en Turquie, près de la frontière syrienne, mais aussi dans toute l’Europe, notamment à Paris. Embryonnaires pour certains, déjà très suivis pour d’autres, ils s’appellent Radio Rozana, ou encore New Syrian Voices, et ont souvent été formés par des journalistes syriens depuis le refuge qu’ils ont trouvé à l’étranger. Ces nouveaux médias sont très suivis par la diaspora syrienne car ils font vivre le conflit de l’intérieur avec des textes mais aussi des photographies, des enregistrements sonores, et des vidéos, présentant une palette diversifiée de points de vue. Au prix de risques considérables, ces personnes s’appuient sur des technologies qui n’étaient pas disponibles lors des précédents conflits pour créer une forme nouvelle de journalisme, aidées du numérique pour traverser les lignes, et braver la censure.
Les questionnements d’une génération sacrifiée ressurgissent jusque dans les salles de rédaction de ces nouveaux médias, qui sont les témoins de l’éclatement de la société syrienne, et au sein desquels les débats peuvent être vifs. Aussi talentueux et courageux soient ceux qui tentent de couvrir cette guerre, la parfaite neutralité et l’exhaustivité paraissent inaccessibles.
Le défi est immense, car le journalisme est un métier, et il est essentiel que ceux qui rapportent l’information depuis le terrain soient sensibilisés aux enjeux de la déontologie journalistique, à la protection des sources, et à la nécessité de présenter ce qui relève de l’opinion et du fait. Difficulté d’autant plus considérable que ces citoyens appartiennent à une génération bercée à la rhétorique totalitaire du régime Al-Assad, qui n’a connu ni la liberté de la presse ni le pluralisme d’opinion, et qui doit tout réinventer. Il est très peu probable que le territoire syrien s’ouvre de nouveau aux journalistes professionnels dans les mois et dans les années qui viennent, et notre compréhension du conflit dépendra des informations transmises par les citoyens journalistes. Leur rôle dans l’évolution du conflit pourrait donc être central. Leur présence constitue une lueur d’espoir. La naissance de médias syriens non partisans, et attachés à présenter une pluralité de points de vue, pourrait être le socle du débat politique, et de la société qui se construira sur les ruines de la guerre.
(1) By-Line, d’Ernest Hemingway (1967), Bantam Books.
(2) Reportages sur la guerre d’Espagne (1936-1937), d’Antoine de Saint-Exupéry, envoyé par le journal l’Intransigeant à Barcelone en 1936 et à Madrid par Paris-Soir en 1937.
(3) La Crise de la culture (1968) et Vérité et Politique (article paru en 1964) de Hannah Arendt.
source: http://www.liberation.fr/monde/2015/09/06/syrie-un-nouveau-journalisme-de-guerre_1376872