Lorsque tu regardes le petit film pris d’un avion russe volant au-dessus de la ville de Homs complètement détruite, durant quelques minutes paraissant éternelles, tu te demandes si le bruit que tu entends est celui de la bande-son, ou bien celui du déchirement de tes entrailles, de la conflagration de ton cœur.
Des étendues de constructions éventrées, titubantes, se penchant parfois pour s’appuyer sur des murs voisins, tandis que des amas de pierre et de fer s’entassent et s’élèvent jusqu’à atteindre le ciel.
Puis, tu te dis, toi, qui as déjà vécu une guerre durant dix années interminables, que c’est une destruction qui vient d’en haut. Et tu oses à peine la comparer avec celle que tu as connue lorsque les rues étaient atteintes, au même niveau que les combattants, alors que les tirs, les roquettes et les obus les touchaient, autant que les tuaient les balles des francs-tireurs qui campaient en haut des immeubles.
La dévastation syrienne. Hier à Homs, aujourd’hui à Alep, demain l’on ne sait où. Elle se rapproche d’autres époques de tuerie et de génocide lorsque des villes entières étaient entièrement en ruine. Tel fut le cas de Berlin par exemple, totalement anéantie durant la Seconde Guerre mondiale, par la faute d’Hitler et de ses nazis. La comparaison n’a pas lieu d’être ? Si, elle vaut ici tout à fait, entre celui qui a mené son pays à sa perte, et celui qui est en train de le décimer systématiquement, de ses propres mains.
D’ailleurs, le Führer ne serait pas allé jusqu’à exterminer les villes d’Allemagne par l’artillerie de son aviation, tandis que l’autre est en train de le faire, en faisant pleuvoir des barils d’explosifs (mélangés à des morceaux de métal) par les hélicoptères de son armée, sur ceux qui se sont insurgés contre lui, ou lui résistent, ainsi que sur des quartiers habités et des installations civiles, parmi lesquelles des hôpitaux peuplés d’enfants, de vieux et de malades…
Ils sortent des décombres, des fantômes blancs lavés par les gravats et la poussière. Ils sortent du ventre de la terre, du cœur du volcan, terrifiés, hagards, les bras tendus comme des aveugles qui cherchent leur voie vers la lumière. Ils marchent vers le néant, dans des terrains vagues, entourés de ruines de pierres et de noms, soutenus par la désolation.
Le dernier pédiatre d’Alep est mort durant la destruction de l’hôpital Al-Quds par l’artillerie de l’aviation. Six médecins et collègues lui ont rendu hommage en appelant les maîtres du monde à intervenir pour stopper le grand carnage qu’est devenue Alep. Le pédiatre est mort car il était incapable d’abandonner la ville morte. Certes, il a dû réfléchir : comment pourrait-il abandonner des enfants qui reçoivent l’artillerie, les barils et les murs tombants, seuls avec leurs petits corps, maigres et nus. Il savait que le Seigneur lui-même ne pouvait plus grand-chose pour eux et que lui, médecin, il restait, non pour les traiter ou les guérir, mais juste pour les consoler. Il voulait les distraire un peu et leur faire oublier, rien qu’un laps de temps, leur misérable sort. Ainsi ils ne mourront pas seuls, nus et orphelins. Il leur servira de « parent » dans la mort.
Les enfants de Deraa. Les enfants de Ghouta orientale. Les enfants d’Alep. Aucun des enfants de la Syrie n’aura l’esprit apaisé.
Écoute, toi le sourd, leurs rires mutilés gardés par le vent dans des nids cachés dans des arbres témoins de leurs meurtres. Regarde, toi l’aveugle, leurs membres refroidis couverts d’une mixture de sang et de terre. Regarde leurs visages endormis sur du chagrin et les restes d’une frayeur coincés entre leurs cils. Lève-toi, assassin, et compte tes victimes, une par une, pierre par pierre, et flotte dans le lac formé de larmes et de sang, puis gobe de ses eaux autant qu’il te plaise. Réjouis-toi ! Jubile et exulte, toi l’ami des malédictions, car tout ce sang et tous ces morceaux de chair sont à toi, à toi aussi la gloire de ce royaume de désolation.
Et quand la nuit sera claire au-dessus de ta petite tête, compte une fois, puis recompte sans cesse, tes dépouilles de crânes brisés et d’utérus déchiquetés. Et quand le ciel se taira, honteux de ce qu’il a vu de toi, allonge-toi sur le dos et rêve d’un lendemain où jailliront abondantes les chutes d’obscurité. Dis que ce vaste enfer que le soleil grille est ton vil empire fait de tes deux mains. Puis ferme les yeux et… disparais.