Torture : les preuves par l’image – par Jean-Pierre Perrin

Article  •  Publié sur Souria Houria le 18 mars 2014

 

 

Exfiltré à l’étranger et tenu au secret, un ex-membre des renseignements syriens a rendu publiques 54 000 photos effroyables.

 

On ne sait rien de lui. Ni son nom, ni son âge, ni même le pays où il se cache. Il a simplement un pseudonyme : César. Seuls ceux qui ont réussi à l’exfiltrer hors de Syrie et quelques enquêteurs internationaux savent où se trouve sa planque. César est l’un des hommes les plus menacés au monde. Pour une bonne raison : c’est lui qui a dit l’indicible, l’a montré sous la forme de milliers de photos qu’il a lui-même prises en travaillant pour le régime de Bachar al-Assad dans l’un des 24 centres de tortures de Damas et de sa région. Au total, 54 000 clichés de 11 000 détenus morts sous la torture et les privations. Des clichés qui témoignent d’une telle cruauté que David Crane, l’ex-procureur général du Tribunal spécial pour la Sierra Leone et aujourd’hui principal enquêteur d’un rapport sur la torture en Syrie, a déclaré jeudi à Paris, qu’ils nous obligeaient «à croire l’incroyable».

Au départ, César travaille dans une unité de documentation des Renseignements de l’armée de l’air. Créée par Hafez al-Assad, c’est la plus terrible des six principales polices secrètes. C’est là qu’il photographie les corps de tous ceux qui meurent sous la torture ou de faim. Il est bientôt contacté par un réseau qui cherche à retourner des agents du régime afin qu’ils révèlent ces crimes. Cela tombe bien : César est horrifié par ce qu’il voit. Il songe à s’enfuir. Mais le réseau le convainc de rester à son poste pour continuer son travail.

Déchirés. Ces photos sont, pour le régime, l’équivalent d’un certificat de décès. S’il ne craint pas de montrer ces corps effroyablement brisés, affamés et déchirés par les tortures, la chair brûlée, les yeux crevés, c’est que, souligne David Crane, «à aucun moment, le régime pense qu’on va lui demander des comptes». Pendant deux ans, César va donc détourner, via la carte mémoire de son appareil, des milliers de clichés jusqu’au moment où les soupçons commencent à se faire jour contre lui. L’exfiltration devient nécessaire.

Deux membres du Mouvement national syrien s’y emploient. L’un d’eux, Imadeddine Rachid, est professeur de droit à l’Université de Damas. En regardant les photos, il a d’ailleurs reconnu le corps «complètement décharné» d’un de ses étudiants. «Je n’ai pas pu prévenir les parents qui croient leur fils toujours vivant», raconte-t-il.

C’est à l’été 2013 que la fuite de César à l’étranger est organisée. «On l’a fait passer pour mort aux yeux du régime et on a organisé de fausses obsèques», précise Imadeddine Rachid. Ne sachant trop à qui s’adresser, lui et son compère, Hassan Chalabi, qui est le cerveau de l’exfiltration, contacte le Qatar, ennemi déclaré de Damas, et le cabinet juridique britannique Carter-Ruck. Mauvais calcul car Damas a eu beau jeu de crier à la manipulation. En cause : quelques photos sont publiées à la veille de la conférence de Genève et le cabinet n’a pas servi que des causes honorables.

Aucun doute. Jeudi, Rachid et Chalabi, les deux exfiltrateurs sont apparus à visage découvert, en présence de David Crane, le juge qui a contribué à faire condamner l’ex-président libérien Charles Taylor à cinquante ans de prison. Pour Crane, ces photos «n’ont pu être falsifiées» et ne laissent donc aucun doute sur le fait que le régime perpétue des «crimes contre l’humanité».Dès lors, il entend bien préparer un dossier à charge contre Al-Assad et d’autres dirigeants syriens : «Avec des experts médico-légaux, nous avons examiné 6 000 photos» sur les 54 000 de la carte mémoire de «César» et «croyez-moi c’est vraiment horrible».

«Nous sommes persuadés que 11 000 personnes ont subi des tortures», puis ont été exécutées«d’une manière que nous n’avions pas vue depuis le camp d’extermination d’Auschwitz», a estimé le juriste américain qui semble avoir oublié les atrocités commises sous les Khmers rouges. Crane a ainsi raconté qu’il arrivait que l’on étrangle les suppliciés lentement «de façon à ce qu’ils meurent plusieurs fois».«Nous devons nous souvenir d’eux et honorer les mémoires», a-t-il insisté. Mais, à l’exception des 23 premières victimes, qui portaient un nom écrit sur un sticker, les corps n’ont qu’un numéro. Désormais, le régime est plus prudent. Les corps des Syriens morts sous la torture sont donnés aux familles dans des cercueils fermés, avec interdiction de les ouvrir.

A lire, le rapport d’Amnesty International sur la torture en Syrie : «Je voulais mourir».

Jean-Pierre PERRIN

source : http://www.liberation.fr/monde/2014/03/14/torture-les-preuves-par-l-image_987303

date : 14/03/2014