Traduction de l’entretien de M. Tuméh au Sharq al-Awsat
M. Tuméh déclare au Sharq al-Awsat : « La communauté internationale nous a trahis. La formation définitive du gouvernement syrien en exil interviendra après la Fête du Sacrifice (al-Aïd al-Kabîr) (mardi 15 octobre) ».
Le chef (musulman modéré) du gouvernement oppositionnel syrien affirme que le groupe Dâ3ish * n’a pas de base sociale en Syrie
par Thâ’ir Abbas (Istanbul)
in Al-Sharq al-Awsat, 12 octobre 2013
traduit de l’arabe par Marcel Charbonnier
Le chef du gouvernement provisoire syrien, M. Ahmad Tuméh, a indiqué être sur le point de parachever la formation de son gouvernement. Il a fait savoir qu’il annoncerait les noms de ses ministres après la Fête du Sacrifice et qu’il présenterait ces noms lors de la réunion de la Coalition nationale syrienne le 25 octobre afin de lui demander sa confiance et de mettre ce gouvernement au travail.
Il a affirmé lors d’un entretien accordé à notre journal qui s’est déroulé dans son bureau personnel situé dans un quartier résidentiel d’Istanbul qu’il penche en faveur de l’augmentation du pourcentage des représentants de l’intérieur syrien parmi les membres de son gouvernement, indiquant que ce gouvernement travaillera à partir d’une localité très proche de la frontière syrienne, qu’il a refusé de nommer pour l’instant. Tout indique que le siège de ce gouvernement sera la ville turque de Gaziantep, qui a été le théâtre du dernier affrontement de la Turquie avec le régime syrien au début des années 1990, l’armée turque s’étant concentrée à proximité de cette ville en menaçant de pénétrer en territoire syrien afin d’y pourchasser le chef de l’organisation (interdite) des Travailleurs du Kurdistan dirigée par Abdüllah Öçalan. Cette crise s’était alors terminée par l’extradition de Syrie d’Öçalan, qui fut arrêté et qui est emprisonné sur une île de la Mer de Marmara que l’on peut apercevoir depuis le quartier où réside M. Tuméh. Mais les relations syro-turques, qui s’étaient améliorées, n’ont pas tardé à se détériorer à nouveau après qu’Ankara se soit rangé aux côtés des opposants au régime syrien, allant jusqu’à réclamer des frappes militaires contre ledit régime. Il semble que M. Tuméh soit confiant dans sa capacité à obtenir une réelle avancée dans sa mission. Il s’exprime avec calme et confiance lors de ses rencontres avec les nombreux opposants syriens qui lui rendent visite, certains d’entre eux se plaignant des agissements de ce qu’ils appellent l’’Etat’,’al-Dawla, abréviation d’Organisation de l’Etat islamique de l’Irak et du pays de Shâm (la grande Syrie) *.
[* L’Etat islamique de l’Irak et du pays de Shâm (Tanzîm Dawlati-l-3irâq wa-sh-Shâm) est une organisation islamiste puissamment armée qui contrôle en particulier aujourd’hui le Nord-est et le Nord de la Syrie. Elle est de plus en plus souvent désignée en Syrie par l’acronyme arabe Dâ3ish (ndt)].
M. Tuméh est assis à son bureau. Derrière lui, accrochée au mur, une grande carte de la Syrie, la première à avoir été mise au point par l’opposition syrienne sur laquelle apparaisse le sandjak d’Alexandrette en tant que territoire turc. L’appartenance de cette région à la Turquie avait été reconnue par le régime syrien dans le cadre de ses efforts visant à améliorer ses relations avec Ankara ; certains opposants syriens en avaient déduit qu’ils pouvaient dresser sans problème une carte de la Syrie sur laquelle le sandjak d’Alexandrette avait été inclus dans le territoire syrien, alors même qu’ils se trouvaient être les hôtes de la Turquie…
M. Tuméh nous déclare sans détour que la communauté internationale a trahi l’opposition syrienne et que le retard mis à apporter une solution politique ne pourra qu’ouvrir la porte à toutes sortes de gros problèmes à l’avenir, parmi lesquels l’extrémisme et la violence. Mais il affirme que « si la communauté internationale décide d’apporter une solution à la crise syrienne, à la condition que le régime Assad quitte le pouvoir, nous serons en capacité d’agir sur deux fronts : avoir une bonne gouvernance qui nous permettra d’apporter les services indispensables à la population, ce qui nous permettra dans un deuxième temps de regagner la confiance de plus des trois quarts des partisans de l’Etat d’Irak et du pays de Shâm. En effet, nous sommes convaincus que la majorité de ceux qui ont rejoint cette formation extrémiste ne l’ont fait qu’en raison de leur pauvreté et de leur total dénuement – ces groupes n’ont jusqu’ici aucune base sociale ».
M. Tuméh nous fait part de « promesses certaines » de soutien de la part de pays arabes et autres à son gouvernement immédiatement après sa formation, indiquant que ce gouvernement aura besoin au minimum de 300 millions de dollars mensuellement pour pouvoir mener à bien ses missions.
Vous êtes chargé de constituer un gouvernement provisoire. Où en sont vos contacts à cette fin ?
Parmi les missions essentielles d’un chef de gouvernement, il y a ses consultations avec l’ensemble des groupements et dans ce domaine, nous travaillons en respectant trois principes fondamentaux : 1) nous n’écarterons aucune des formations faisant partie de la Coalition, y compris celles d’entre elles (ainsi que les personnes individuelles) qui n’ont pas voté pour nous – cela ne nous pose aucun problème étant donné que nous aspirons à parvenir à la constitution d’un gouvernement rassemblant le consensus le plus large. Nous voulons que l’esprit positif qui a prévalu lors de notre investiture, lorsque nous avons recueilli soixante-quinze voix, avec seulement dix voix contre et douze bulletins blancs, ce qui est un pourcentage très encourageant, préside également à la formation du gouvernement. Si cela se réalise, cela aura des résultats positifs pour l’action du gouvernement et pour l’avenir de la Coalition, et donc pour celui de la Révolution syrienne.
Le premier principe, donc, c’est celui de 1) n’écarter personne. Le deuxième principe, c’est 2) celui de la représentation de la majorité des composantes du peuple syrien au sein du gouvernement de manière à ce que tout citoyen syrien, quelle que soit son appartenance, ait le sentiment que ce gouvernement le représente. Quant au troisième principe fondamental, c’est 3) l’importance apportée aux compétences et aux spécialisations : nous aspirons à des équilibres faisant en sorte que tout groupement ou toute association puisse donner le meilleur d’eux-mêmes, cela dans le cadre de concertations permanentes.
En ce qui concerne les consultations toujours en cours, nous avons décidé de rencontrer quatre types de formations : 1) les formations constitutives de la Coalition, dont nous avons rencontré un certain nombre, notamment des assemblées locales. Parmi nos consultations, il y a celles que nous menons avec 2) des commissions et des 3) associations de la société civile ; en effet, nous pensons que celles-ci auront un rôle important à jouer en appui au gouvernement dans la réalisation de ses objectifs en lui permettant de rester en contact permanent avec les gens. En effet, nous voulons être au plus près de la population, partager ses aspirations et ses souffrances. Ce n’est que dans la mesure où nous serons proches des gens que nous pourrons faire ce qui est nécessaire. Nous voulons que le peuple syrien ressente que la décision la plus importante qu’il ait jamais prise dans sa vie est celle d’avoir lancé la Révolution syrienne. Si nous l’aidons réellement à améliorer ses conditions de vie, cela se reflétera positivement dans sa capacité de résistance. Le quatrième partenaire avec lequel nous avons veillé à entrer en contact, ce sont 4) les formations militaires, à savoir les brigades et les bataillons qui se trouvent sur le terrain. Nous avons même veillé à établir le contact avec celles des formations militaires qui ont signé la déclaration retirant leur confiance à la Coalition et à l’état major. Nous avons ainsi rencontré, il y a de cela quelques jours seulement, le Front islamique syrien. Nous lui avons exposé notre position et nous avons écouté la leur, notamment les raisons pour lesquelles ils ont décidé de signer cette déclaration. De manière générale, je n’ai jamais considéré cette déclaration d’une manière hystérique, je pense en effet que pour partie leurs revendications sont justifiées et qu’il faut prendre celles-ci en considération.
Il faut notamment que nous établissions un contact étroit avec la résistance intérieure, c’est là une exigence légitime et cela sera bienvenu, et nous adhérons à cette revendication légitime. Nous avons demandé à toutes les formations (et à toutes les individualités) militaires que nous avons rencontrées de nous présenter des candidatures pour la représentation de la résistance intérieure, car nous sommes très désireux d’augmenter le pourcentage des représentants de la résistance intérieure au sein du gouvernement. Nous leur avons dit que les protestations de ces frères à notre encontre et à l’encontre de la Coalition ne faisait que refléter la réalité déplorable qu’ils vivent et qu’il y avait effectivement des inquiétudes légitimes à avoir quant au devenir de la Révolution syrienne, en particulier après que l’idée de la négociation de Genève ait été jetée sur la table.
Certains pensent que Genève n’est rien d’autre que la signature et la remise d’un chèque de capitulation au régime Assad, bien que je pense personnellement que d’une manière générale les décisions de Genève sont favorables à l’opposition. Mais nous redoutons deux choses : que le régime syrien ne mette pas les décisions de Genève en application et, deuxième point, que nous ne sachions pas de manière précise à quoi ces négociations aboutiront. Parmi ce qui est déjà écrit et que l’on peut interpréter comme allant dans le sens de l’opposition syrienne, il y a en particulier l’expression « organe gouvernemental transitoire disposant de toutes les prérogatives », dont en particulier l’armée, les finances, l’information et l’ensemble des institutions étatiques, un tel organe devant être mis sur pied. S’il en est effectivement ainsi à Genève, ce sont là des points positifs quant au principe. Mais des questions demeurent : le départ de Bashar al-Assad sera-t-il acquis dès le début de ces négociations ou bien, comme le préconisent les Russes et les Américains, sera-t-il une conclusion et un résultat de ces négociations ?
Nous avons reçu certains conseils de politiciens et de divers partenaires soutenant la Révolution syrienne nous suggérant de n’accepter rien d’autre que la position selon laquelle cette opération politique, dès son premier jour, devra se conclure par le départ d’Assad à l’instar de ce qui s’est produit dans le cas yéménite, pour lequel il a été déclaré dès le premier jour des négociations afférentes qu’elles aboutiraient nécessairement au départ du pouvoir d’Ali Abdallah Salih.
Quand aurez-vous achevé votre mission et quand serez-vous à même de proclamer le gouvernement syrien en exil, en particulier sachant que la Coalition doit tenir une assemblée plénière le 25 octobre afin de l’entériner par un vote ?
Les consultations se poursuivent de manière active, elles progressent indéniablement. Normalement, si Dieu le veut, une semaine avant la réunion de la Coalition, la liste des noms des membres du gouvernement sera prête.
Avant les congés de la Fête du Sacrifice, donc ?
En effet. Je présenterai le gouvernement à la Coalition en vue de son approbation par un vote lors de la réunion du 25 octobre.
Pour avoir une idée, quelle proportion (en nombre de ministres) du gouvernement avez-vous pu constituer à ce jour ?
Je ne souhaite pas entrer dans le détail sur ce point, mais nous avons beaucoup avancé dans ce domaine.
L’accord de principe consiste à ce que chaque formation présente cinq candidats et que vous choisissiez une personne parmi ces cinq, n’est-ce pas ?
C’est en tout cas ce qui a été retenu en ce qui concerne l’état major : cinq noms me seront soumis pour la Défense et cinq autres noms me seront soumis pour l’Intérieur. Mais en ce qui concerne les autres départements ministériels, la question sera réglée, selon les cas, par accord mutuel, par l’apport d’expertises et de conseils ou par des propositions de nominations.
Le ministre de l’Intérieur sera-t-il un civil ?
Non seulement le ministre de l’Intérieur sera un civil, mais cela sera également le cas en ce qui concerne le ministre de la Défense. Nous voulons inscrire comme principe, pour la Syrie du futur, que la Défense et l’Intérieur doivent être gérés par des civils, comme cela est le cas dans les pays civilisés où la démocratie est bien ancrée.
Que peut-on espérer de ce futur gouvernement ?
Notre idée essentielle est de renforcer la résilience et la résistance des Syriens et de répondre à leurs demandes légitimes d’amélioration leurs conditions de vie. Ce que nous espérons de ce futur gouvernement, c’est qu’il apporte les services fondamentaux à la population, qu’il s’agisse de la sécurité, de la stabilité, de services vitaux comme l’eau potable et l’électricité, et de manière générale l’organisation de la vie collective. Et puis il y a deux problèmes très importants : la santé et l’éducation. En effet, la situation sanitaire en Syrie est chaotique depuis les débuts du régime actuel, des échecs sont à déplorer dans tous les domaines. Il en va de même en ce qui concerne l’enseignement. Nous voulons restaurer tous les établissements scolaires et tous les hôpitaux qui ont été totalement détruits ou partiellement endommagés par les bombardements.
Nous voulons aussi inciter à revenir en Syrie tous ces nombreux cadres extrêmement compétents dont le régime syrien a causé l’exil ou qu’il a réduits à la misère. Nous voulons de plus faire de la participation de la société civile à la vie politique syrienne un principe pour l’avenir. Le régime syrien nous a détourné de l’intérêt pour la chose publique et pour l’action politique, et cela fait cinquante ans que cela dure, alors même que les Syriens, à l’instar de tout être humain, sont des êtres politiques. Etant tenu à l’écart depuis un demi-siècle de l’action publique et du domaine politique, le citoyen syrien a une soif intense d’y contribuer à nouveau et de s’y immerger. Parmi les points extrêmement importants, il y a l’institutionnalisation de la démocratie. Nous voulons instituer un pays démocratique, un Etat civil pluraliste dans lequel tout un chacun ait le droit d’exprimer son avis et de défendre son point de vue – un pays où le citoyen disposera d’institutions compétentes formant les citoyens à la démocratie et préparant la vie politique future.
Nous voulons l’état de droit et la séparation des pouvoirs. Nous voulons une justice indépendante et équitable, nous voulons que le citoyen syrien ait une vie digne. Il y a, là encore, un point extrêmement important à rappeler : nous avons sept millions de personnes qui sont réfugiés soit à l’intérieur de la Syrie soit dans les pays voisins : qui s’occupera d’eux ? Le régime syrien actuel a voulu nous adresser un message très clair : si vous voulez votre liberté, vous devrez payer celle-ci extrêmement cher. Nous nous efforcerons d’améliorer la situation des gens, nous déploierons tous nos efforts au maximum de nos possibilités. Mais cela nous impose une tâche immense, ce à quoi nous sommes confrontés, c’est à la nécessité de sauver un maximum de personnes.
En avez-vous la capacité ? Avez-vous reçu des promesses circonstanciées et claires au sujet des aides financières qui vous permettront de faire face à vos responsabilités à l’avenir ?
En ce qui concerne les promesses d’aide que nous avons reçues en ce qui concerne le lancement du gouvernement, oui, c’est le cas. Je pense qu’il s’agit de promesses fermes et que les aides que nous allons recevoir nous permettront effectivement de lancer l’action du gouvernement de manière satisfaisante.
Ces promesses portent-elles sur des sommes clairement estimées ?
Oui, jusqu’à un certain point. Mais je ne veux pas donner d’indication à ce sujet, car cela risque de susciter des polémiques. En tous les cas, nous communiquerons le montant de ces aides une fois le gouvernement constitué.
A combien estimez-vous les sommes nécessaires pour redresser la situation en Syrie ?
Notre première estimation est que le gouvernement aura besoin de 300 millions de dollars mensuellement pour pouvoir accomplir sa mission de manière satisfaisante. Les dons et les aides des amis du peuple syrien couvriront en partie ce besoin. Pour le reste, il ne faut pas oublier que la Syrie a de nombreuses et d’abondantes ressources naturelles, dont des puits de pétrole, du blé, du coton et d’autres productions agricoles. Certes, nous n’avons pas pu jusqu’ici tirer profit des puits de pétrole, mais nous avons un projet très sérieux, celui d’entrer en relation avec tous les partenaires susceptibles, en coopérant avec nous, de nous permettre d’obtenir des résultats raisonnables dans ce domaine. Le problème, actuellement, ce sont les conditions nouvelles apparues au cours des derniers mois, qui nous ont conduits dans une impasse.
Quelle est votre capacité concrète de réaliser vos projets sur le terrain dans le contexte de la présence en Syrie de forces armées pratiquant les faits accomplis, qui ne vous acceptent pas et qui refusent le principe même de l’existence d’un gouvernement provisoire syrien ?
Il y a effectivement de grandes difficultés et d’énormes défis à relever. Mais ces difficultés et ces défis ne sont pas plus importants que la décision qu’a prise le peuple syrien de lancer le plus grand des défis : c’est le peuple syrien qui a pris la décision de lancer sa révolution. Cette décision est la plus difficile que le peuple syrien ancestral ait prise de toute son existence. Il n’existe pas de plus grand défi que celui-là. Je suis un ancien prisonnier politique et je sais ce que le peuple syrien subissait. Je me souviens qu’en 2005, lorsque nous avons signé la Proclamation de Damas, et même avant cela, lorsque nous avons contribué à la Déclaration des Mille, les gens nous disaient : « Mais savez-vous où vous allez ? Vous êtes fous ?! Comment quelqu’un peut-il oser réclamer une vie démocratique – en Syrie !?! »
Lorsqu’ont été constituées les Commissions de revivification de la vie civile et lorsque nous avons commencé à réclamer la libération des prisonniers (politiques) et que certains d’entre nous ont réclamé l’abolition de lois qui prévoyaient la condamnation à mort de toutes les personnes appartenant à une association interdite, les gens se sont demandés si nous nous signions réellement de tels manifestes ou bien si nous nous contentions de les faisions circuler simplement entre nous, en petits comités et en secret. Lors du procès qui nous a été intenté en tant que signataires de la Proclamation de Damas, nous disions, en plein tribunal, qu’il fallait modifier le chapitre 8 de la Constitution (syrienne) selon lequel « le parti Baath dirige l’Etat et la société ». Les avocats avaient pitié de nous, disant : « Comment quelqu’un ose-t-il réclamer l’abolition d’une loi qui expose le contrevenant à une peine de quinze ans d’emprisonnement, étant donné que l’exigence de la modification de cette loi est illico considérée par le régime comme une forme d’hostilité envers le régime socialiste de la Syrie ? » Nous encourions donc une peine minimale de quinze ans de prison. Les gens étaient absolument terrorisés. Je me souviens qu’après ma libération, beaucoup de mes amis n’osaient pas venir me rendre visite, de peur que les services de sécurité ne notent qu’ils étaient venus me voir. Mais les gens, cinq mois après ma libération, ont commencé cette révolution grandiose et magnifique. Cela faisait tellement d’années – de décennies, même – qu’ils étaient sous pression et déterminés à se révolter un jour.
Mais il manquait l’étincelle : ce furent les révolutions en Tunisie puis en Egypte qui l’apportèrent. Alors le peuple syrien a franchi le pas, décidant de proclamer sa liberté. Il a repoussé toutes les propositions de réformes-bidons que le régime a formulées après quelques semaines. En plaisantant, je disais que les réformes du régime syrien, contrairement au proverbe arabe disant qu’il ne faut pas remettre au lendemain ce que l’on doit faire le jour même, c’était plutôt : « Ne remets pas au lendemain ce que tu dois faire aujourd’hui : repousse-le à après-demain » !
Le régime nous a proposé des réformes totalement bidons, mais le peuple a dit : « non, il ne s’agit que de la simple amélioration des conditions de notre esclavage et nullement de la liberté ! ». Malheureusement la communauté internationale n’a pas compris les raisons de la révolution syrienne, elle a cru qu’il s’agissait simplement d’un banal conflit autour de qui prendra le pouvoir, qu’il y avait eu des injustices qu’il était possible d’amender et qu’il était donc possible d’améliorer la situation en procédant à quelques réformettes. Or, le but du peuple syrien, dès le début, cela a été et cela reste l’obtention de sa liberté.
Considérez-vous que la communauté internationale vous ait trahis, vous, les Syriens ?
Certainement. De toute évidence. Oui, la communauté internationale nous a trahis. Il est affligeant de devoir retirer une telle conclusion. J’ai à plusieurs reprises par le passé fait savoir à nombre d’instances internationales que si la solution politique tardait en Syrie – et nous avons toujours été en faveur d’une solution politique, depuis les premiers jours de la révolution, je le rappelle – cela ouvrirait la porte à toutes sortes de problèmes extrêmement graves à l’avenir, parmi lesquels l’extrémisme et le jusqu’au-boutisme. Je n’ai cessé de répéter que les tyrans amènent inéluctablement les envahisseurs et les fanatiques.
Cela signifie-t-il que le peuple syrien est confronté à un dilemme entre l’extrémisme ou le régime syrien actuel ?
Est-ce là ce à quoi nous aspirions initialement ? Au début de la révolution syrienne, tous les slogans des manifestants pacifiques appelaient à l’établissement d’un état civil et démocratique, à la liberté, à la libération des prisonniers politiques et à l’amélioration des conditions de vie de la population. A aucun moment il n’a été question d’extrémisme. Jamais.
Comment sortir de la crise causée par la radicalisation en Syrie, un extrémisme que d’aucuns utilisent en guise d’épouvantail, tandis que d’autres en prennent prétexte pour ne rien faire ?
Pour commencer, il faut une résolution internationale. Si la communauté internationale décide de mettre en terme au conflit et de contribuer à la solution de la question syrienne, nous parviendrons effectivement à une solution.
Mais comment la Syrie pourra-t-elle se débarrasser de la crise provoquée par les extrémistes, qu’il y ait ou non une résolution internationale ?
En réglant la crise syrienne, tout simplement, (car l’extrémisme disparaîtrait). Or, cela, la communauté internationale pourrait le faire. De mon point de vue, elle s’est montrée extrêmement insuffisante dans son soutien au peuple syrien. Si la communauté internationale avait décidé d’apporter une solution à la question syrienne dès les premiers mois des affrontements, nous n’en serions pas là aujourd’hui. Il n’est pas exact de dire, comme on l’entend répéter, qu’elle n’a rien pu faire à cause des vétos (russes et chinois, ndt) à l’Onu. La communauté internationale a connu d’autres événements tout à fait analogues. Il existe dans notre langue ce que l’on appelle « sunna », la tradition, la routine, qui signifie que l’on doit faire pour apporter une solution à un problème déjà connu ce que l’on avait déjà pu faire la première fois. Les diplomates ont une expérience accumulée, qu’ils ont acquise lors d’événements antérieurs analogues. Ils savent prédire le développement de certains événements et de certaines conjonctures, et ils nous ont apporté leurs conseils. Ils nous ont dit de faire ceci, de ne pas faire cela : j’en déduis que certains d’entre eux savaient parfaitement où tout cela allait nous amener.
Le peuple syrien a été mis devant ce choix : soit il restait prisonnier de la tyrannie, soit il conquérait sa liberté, après en avoir payé le prix exorbitant. C’est la deuxième option que le peuple syrien a choisie.
Si la communauté internationale avait résolu d’apporter une solution à la crise syrienne comportant la condition du départ du régime Assad, nous aurions pu prendre les choses en main en ayant une bonne gouvernance pour apporter au peuple les services essentiels, et cela nous aurait permis de recouvrer l’adhésion des trois quarts de ceux qui sont aujourd’hui embrigadés dans l’organisation (extrémiste) de l’Etat (islamique) d’Irak et du pays de Sham. Nous sommes en effet convaincu que la plupart de ceux qui ont rejoint ces groupes extrémistes ne l’ont fait qu’en raison de leur pauvreté et de leur dénuement (notamment en armement, ndt). Autre point : bien que nous ne sachions pas où nous en serons dans six mois, ces organisations n’ont jusqu’à cette heure aucun socle social. C’est là quelque chose d’extrêmement important, dans la vie des peuples : aucune organisation ne peut perdurer en l’absence d’un substrat, d’un terreau social. Je pense que ces groupes extrémistes se sont constitués sur des bases idéologiques, n’êtes-vous pas de mon avis ? Par conséquent, nous disposons des capacités et des projets qui nous permettent d’opposer nos arguments aux leurs.
J’ai eu des débats théoriques avec des groupes radicaux avant de quitter la Syrie pour venir ici, en Turquie. Nous leur disions : vous avez deux possibilités : soit vous contraignez les gens à adopter votre manière de penser (et à supposer que ce soient des idées équitables et justes au sens de l’exactitude, le simple fait de les imposer aux gens montre que vous croyez à la souveraineté du vainqueur, ce qui est la théorie politique actuellement dominante), soit vous acceptez la théorie alternative, que préconise le savant musulman Ibn Taïmiya, qui a dit : « Le pouvoir ne peut être légitime tant qu’il n’a pas obtenu l’allégeance de tous les individus composant le peuple et tant que cette allégeance n’est pas fondée sur la concertation et sur l’acceptation dudit peuple » [lâ yakûnu-l-7âkimu shar3iyyan mâ lam yanal bay3atan min ’â7âdi-n-nâsi, wa qâ’imatan 3alâ-sh-shûrâ wa riDâ’i-n-nâsi]. Cela, à l’époque contemporaine, ne peut être réalisé qu’à travers un vote et la constitution de partis politiques défendant leurs préconisations auprès de l’opinion publique. De nos jours, on ne peut demander aux gens de voter à main levée. Nombre d’événements qui se sont produits tout au long de l’histoire de l’Islam ne font que le confirmer.
Vous avez donc conféré souvent avec des groupes extrémistes. Depuis longtemps ?
Oui. Avant que ne je sorte de Syrie, bien entendu. C’est après une réflexion philosophique que je suis entré en politique. Cela remonte à 1992. Avec un groupe d’amis, des intellectuels, nous étudions en profondeur les problèmes du monde arabe et du monde musulman. Pourquoi, partout, cette tyrannie ? Pourquoi cette civilisation arriérée ? A partir de là, nous avons entrepris notre réflexion et nous sommes arrivés à des conclusions importantes, dont la première était que si nous voulions que le monde musulman entreprenne une renaissance, le premier pas que nous devions franchir, la première résolution que nous devions prendre, c’était laisser les armes de côté. C’est la raison pour laquelle on me reproche souvent d’être un adepte de la non-violence et un partisan de la résistance pacifique. Certaines personnes ne savent pas ce qu’est réellement la résistance pacifique : la résistance pacifique authentique ne vous permet pas de prendre les armes personnellement, c’est vrai. Mais en aucun cas elle ne vous permet de rester silencieux lorsqu’il est nécessaire de dire la vérité et de dire le droit.
Pouvez-vous nous dire précisément à quel moment vous avez quitté la Syrie ?
Cela fait aujourd’hui quatre mois.
Où vous trouviez-vous entre le moment du début de la révolution syrienne et celui de votre sortie du pays ?
Au début, j’étais à Deir ez-Zor. Puis j’ai été arrêté et emprisonné à deux reprises, à la suite de rencontres avec des journalistes. Ensuite, des événements terribles se sont produits dans la ville de Deir ez-Zor. Je ne pouvais plus rester dans cette ville (500 000 habitants de Deir ez-Zor avaient dû fuir pour aller s’établir à Al-Hasakéh et à Raqqa, mais j’y étais resté encore plusieurs mois).
Une fois le gouvernement constitué, celui-ci travaillera depuis l’intérieur de la Syrie, n’est-ce pas ?
L’essentiel du travail gouvernemental sera effectué à l’intérieur de la Syrie. Comme je l’ai déjà dit (je le répète ici), nous voulons être au plus près des Syriens, mais en prenant en considération les conditions de sécurité. Nous ne voulons en effet ne sacrifier aucun ministre, aucun directeur de direction centrale ni aucun membre du gouvernement. Dans la situation d’urgence que nous connaissons, nous pouvons être amenés à prendre des mesures exceptionnelles, nous n’aurons pas nécessairement besoin de locaux fixes. Nous serons au plus près de la population syrienne, à l’intérieur de la Syrie, au travers de services administratifs décentralisés (parfois) provisoires.