Un militant anti-Daech en exil et toujours menacé Par Luc Mathieu

Article  •  Publié sur Souria Houria le 20 janvier 2017
Ahmed Abd al-Qader à Paris, le 4 janvier.

Ahmed Abd al-Qader à Paris, le 4 janvier. Photo Olivier Culmann. Tendance Floue

Le site internet qu’il tenait en Turquie pour militer contre l’Etat islamique lui a valu plusieurs tentatives de meurtre. Réfugié en France, le militant syrien Ahmed Abd al-Qader espère voir un jour la libération de sa ville natale, Raqqa, toujours aux mains de l’EI.

L’Etat islamique a la haine tenace. Ceux qui l’ont combattu, ceux qui l’ont affaibli doivent payer. Ahmed Abd al-Qader, 36 ans, est sur la liste de ceux qui doivent mourir. Il a échappé à une première tentative d’assassinat en Turquie, a été gravement blessé lors de la seconde. Il en porte les séquelles sur son visage. Une mâchoire fracassée par une balle, des tics nerveux, des yeux qui se révulsent au milieu d’une conversation, des gestes parfois un peu trop brusques. Son frère a eu moins de chance encore. Il a été poignardé à mort et décapité en octobre 2015 par des tueurs de l’EI. Les deux frères habitent alors à Sanliurfa, en Turquie, à une cinquantaine de kilomètres de la frontière syrienne. Avec un petit groupe d’amis, ils animent et alimentent Eye on the Homeland («un œil sur la patrie») : à la fois un site web, une radio et un magazine. Dès qu’ils le peuvent, ils diffusent des informations en provenance de Raqqa, leur ville natale, annexée par l’Etat islamique qui en a fait la capitale syrienne de son califat autoproclamé. Ils dévoilent des noms de commandants, la structure de l’EI, les noms de ses victimes, les défections de combattants, les luttes intestines. Ils ont des informateurs, des anciens amis parfois, qui leur fournissent des documents, leur décrivent où sont installés les émirs et les principales administrations du califat. De leurs bureaux vétustes de Sanliurfa, ils menacent le califat. Daech le leur rend bien.

Massacres de 1982
Ahmed Abd al-Qader a cessé il y a plusieurs années de compter les messages d’intimidation. «J’en ai reçu plusieurs centaines, peut-être plus, aussi bien sur Internet que directement sous ma porte en Turquie», explique-t-il. Réfugié en France depuis cet automne avec sa femme et ses deux enfants, il n’est pas épargné pour autant. «Ils m’ont menacé plusieurs fois depuis que je suis ici. Ils disent qu’ils savent que je suis en France, qu’il faut que j’en profite car ma mort est programmée.» Il se méfie mais ne panique pas. Il évite juste de sortir de l’appartement de quatre pièces où l’Ofpra (Office français de protection des réfugiés et apatrides) l’a logé avec une famille tchétchène. Il n’y a presque pas de meubles, juste une table et quatre chaises dans le salon aux murs blancs. Perdu dans les procédures administratives, ne parlant ni français ni anglais, il attend d’obtenir le statut de réfugié et surtout d’être opéré. Sa mâchoire abîmée l’empêche de dormir et il a du mal à manger. «Je ne mange plus devant mes enfants, cela les fait pleurer, ils voient que ça me fait souffrir.»

L’activiste syrien n’avait jamais envisagé de venir à Paris. Sans la révolution, sans la guerre et l’irruption de Daech, il serait toujours à Raqqa, cette ville du Nord-Est syrien sans charme particulier où il a grandi. La famille est modeste, son père distribue des bouteilles de gaz, juste de quoi nourrir les huit frères et sœurs. Ahmed arrête ses études après le bac et trouve un emploi dans une administration. «Le salaire me permettait juste de payer le loyer et de me nourrir. C’était une vie basique, au jour le jour.»

Jusqu’au soulèvement de 2011, il n’envisage pas qu’on puisse s’opposer au régime de Bachar al-Assad. «Personne ne parlait politique à Raqqa. Ce n’était pas possible. Il y a toujours eu la peur du régime.» Personne n’avait oublié les massacres à Hama, en 1982, lorsque la répression d’une tentative de soulèvement des Frères musulmans s’était soldée par la mort de plus de 10 000 personnes, peut-être 20 000, aucun bilan précis n’a jamais été établi. Comme ailleurs en Syrie, le nom «Al-Assad» ne se prononce qu’en murmurant. «L’expression « les murs ont des oreilles » était particulièrement vraie. On ne savait jamais si quelqu’un écoutait et ce qu’il pouvait raconter après aux moukhabarat»,les forces de sécurité du régime. En 2000, Ahmed se prend à rêver. Pas à un bouleversement et à l’instauration d’une démocratie, mais à une inflexion politique, à quelques réformes. Bachar al-Assad vient de succéder à son père, Hafez, mort en juin 2000 après trente ans passés à la tête de l’Etat. «Il était jeune, il était médecin, il avait passé quelques années au Royaume-Uni. Comme tout le monde, je me suis dit qu’il serait peut-être ouvert d’esprit et qu’il serait différent de son père. Mais en réalité, on a vite compris qu’il était le même. Seul le prénom a changé. On avait toujours aussi peur.»

Au printemps 2011, l’écho des premières manifestations à Deraa, Damas, Homs et Hama résonne à Raqqa. Mais la ville, proche de champs pétrolifères, ne se soulève pas. «On espérait que ces manifestations suffiraient à provoquer des réformes. Et les chefs tribaux étaient contre, Al-Assad les tenait avec l’argent et les privilèges.» Ahmed se lance dans l’activisme, relayant des vidéos de rassemblement sur Internet.

Haut-parleurs
En juillet 2011, il est arrêté dans un cybercafé. Il passe quinze jours dans une prison des services de renseignement. «Je n’ai pas été torturé. Ils m’ont dit que nous avions tort, qu’il fallait être patient, que les réformes arrivaient. A la fin, ils ont exigé que j’espionne pour eux les autres activistes.» Il s’exile au Liban. A la mi-2012, des jeunes de Raqqa organisent les premiers rassemblements. Ahmed revient en Syrie quelques mois plus tard avec un faux passeport. Le hasard fait que l’un de ses beaux-frères est officier dans l’armée syrienne. Il l’informe des attaques loyalistes prévues, Ahmed relaie et prévient les activistes des villes visées. A Raqqa, l’opposition armée s’organise. Des brigades de l’Armée syrienne libre (ASL) se créent. «C’étaient des gens de la province, des civils, rejoints par des déserteurs de l’armée du régime qui faisaient office de commandants. Ils n’étaient pas portés par une idéologie islamiste, ils voulaient juste chasser les loyalistes.»Début mars, l’ASL encercle les soldats de l’armée syrienne. Quinze jours plus tard, les militaires du régime se retirent. «Pour la première fois, nous pouvions nous organiser, nous, les civils. Nous avons ouvert des bureaux pour gérer la ville et la vie quotidienne.» L’euphorie durera trois mois.

Peu à peu, des combattants du Front al-Nusra, la filiale syrienne d’Al-Qaeda, s’implantent à Raqqa. D’abord discrets, ils gagnent en influence. «Ils jouaient sur la religion, disaient que tel officier de l’ASL était laïc et contre l’islam. Ils ont instillé leur poison doucement. On a vite compris que leur cible principale était l’ASL. Leur stratégie a fonctionné. Les gens de Raqqa sont simples, peu éduqués, naïfs. Ils ont pris peur, comme sous Bachar.» Le Front al-Nusra poursuit son travail de sape et amène de plus en plus de combattants. A l’été 2013, ils lancent une campagne d’assassinats contre les commandants de l’ASL. Un jour de juin, les haut-parleurs de la ville annoncent : «Vous vivez désormais dans l’Etat islamique d’Irak et du Levant.»

Des habitants protestent et organisent des manifestations. Une dizaine d’entre eux sont tués. «A l’époque, nous avons donné des interviews à des chaînes de télé pour tenter de mobiliser la population avant qu’il ne soit très tard. Nous répétions que nous n’avions pas manifesté pour nous retrouver sous la coupe d’un autre régime criminel.» Mais il est trop tard. L’ASL se retire de Raqqa. A Al-Qaeda succède un autre mouvement jihadiste : l’Etat islamique en Irak et au Levant, qui deviendra bientôt l’Etat islamique.

Alors que les jihadistes étrangers affluent et imposent leur loi à Raqqa, Ahmed se cache. Un jour de novembre 2013, l’un de ses amis vient chez ses parents et prévient que sa cache est découverte. Ahmed s’enfuit en Turquie et s’installe à Sanliurfa. Avec d’autres activistes, il fonde Raqqa Is Slaughtered Silently («Raqqa est massacré en silence»), un site internet qui dévoile les exactions des jihadistes de l’EI. Il fait venir femme et enfants en Turquie. Le reste de sa famille le rejoint peu à peu. Sauf son père, qui reste à Raqqa. «Je n’ai plus de contact avec lui depuis au moins deux ans. Quand l’EI va le voir, il leur dit qu’il est contre ce que je fais, qu’il n’a aucune influence sur moi.»

A Sanliurfa, base arrière du jihad, Ahmed observe les étrangers qui continuent à venir. «La Syrie a attiré tellement de fous, c’est une catastrophe.» Il crée un autre site, Eye on the Homeland, accumule les preuves des tueries de l’EI et dévoile la façon dont il est structuré. Il reçoit de plus en plus de menaces. En octobre 2015, les services de renseignement turcs le préviennent qu’elles sont à prendre au sérieux. Peu après, il est contacté via un cousin par un jeune de Raqqa qui dit vouloir fuir l’EI. Ahmed et son frère l’accueillent. Ils sympathisent, lui offrent à manger, lui trouvent un appartement. Quelques jours plus tard, le nouveau venu invite Ibrahim, l’un des frères d’Ahmed, à dîner avec Fares Hamadi, un autre activiste. Les deux seront poignardés et Ibrahim, 21 ans, décapité. Leur assassin repart en Syrie quelques heures plus tard.

«Dizaines de barils»
Ahmed déménage mais reste à Sanliurfa. Un soir de mars 2016, deux hommes l’attaquent dans la rue. Ils tirent, le ratent. Il parvient à s’enfuir. Trois mois plus tard, alors qu’il monte dans la voiture d’un ami, il aperçoit par la fenêtre un pistolet. Trois coups partent, dont un qui lui détruit la mâchoire. Il sort de la voiture, se met à vomir du sang et s’écroule, inconscient.

De France, où il est arrivé légalement, il continue à discuter avec ses contacts à Raqqa et compte relancer son site. «Il faut juste que j’aie une bonne connexion internet, je ne sais pas comment ça marche ici.» Sa ville natale est toujours contrôlée par l’EI mais les Forces démocratiques syriennes, une alliance entre les combattants kurdes du YPG et des combattants arabes, s’en approchent. «La vie est devenue un enfer là-bas, les gens sont terrorisés. Je ne comprends pas la stratégie de la coalition internationale. Elle devrait s’appuyer sur les brigades de l’ASL, pas sur les Kurdes. La seule solution pour se débarrasser de l’EI est de soutenir les Arabes qui le détestent le plus et qui sont originaires de Raqqa, pas de larguer des bombes.» Il croit encore moins que le régime syrien interviendra. «Ils n’ont jamais frappé les bâtiments de l’EI alors qu’ils savent très bien où ils sont. Ce n’est pas une question de moyens : ils n’ont eu aucun mal à larguer des dizaines de barils d’explosifs chaque jour sur Alep pendant des mois. L’existence même de l’EI sert le régime. Il l’utilise pour raconter que tous ses opposants sont des terroristes. C’est n’importe quoi.»

Ahmed sait que son exil, en France ou ailleurs, durera. L’EI tient encore une large partie de l’Est syrien. Le régime et ses alliés sont sortis renforcés de la reprise d’Alep. «Tant qu’ils sont là, je ne peux pas rentrer chez moi. Peu importe lequel des deux m’attrape, le résultat sera le même : la torture à mort.»