Une conférence pour enterrer la révolution syrienne
« La chronique de l’échec annoncé » de la conférence internationale prévue à Genève « peut d’ores et déjà être écrite », estime Jean-Pierre Filiu, professeur à Sciences Po (Paris), membre du conseil scientifique de l’iReMMO. Ce qu’il faut, poursuit l’auteur du « Nouveau Moyen-Orient » (Fayard, 2013), c’est « donner les moyens » à la résistance « de reprendre pied en Syrie même, d’y établir une autorité alternative et de contester sur le terrain la toute-puissance du régime Assad ».
Les manœuvres diplomatiques battent leur plein dans la perspective de « Genève II », une conférence internationale censée promouvoir un règlement de la crise syrienne. Les volontés de sortir d’une trop longue passivité sont incontestables face à un bain de sang dont l’ampleur ne cesse de croître. Mais là comme souvent, l’enfer est pavé de bonnes intentions et c’est faire fi de la nature du système Assad que de croire à l’efficacité d’une conférence en trompe l’œil.
Le regretté Michel Seurat soulignait, il y a déjà trente ans, que l’activisme du régime d’Hafez al-Assad sur la scène internationale visait moins des gains diplomatiques que l’annihilation de toute vie politique indépendante en Syrie même. Rien n’a changé sous le règne de Bachar al-Assad, le ballet russo-américain qui se nourrit de l’illusion de « Genève II » s’accompagne à l’intérieur de la Syrie d’une escalade sans précédent, avec pilonnage de quartiers entiers aux missiles balistiques, sur fond d’intervention directe des alliés libanais et iraniens du despote.
Le tyran de Damas, comme son père avant lui, n’a aucune intention de concéder la moindre parcelle de pouvoir. Il a déjà épuisé la mission de la Ligue arabe et son plan de paix, durant l’hiver 2011-2012. Il a ensuite vidé de sa substance la démarche de Kofi Annan et des observateurs de l’ONU, au printemps 2012. Il a réduit à une passivité navrée l’actuel représentant spécial de l’ONU et de la Ligue arabe, Lakhdar Brahimi, diplomate pourtant chevronné. Et il martèle sa détermination à demeurer au pouvoir au moins jusqu’en 2014, non sans un écho favorable du Kremlin à de telles exigences.
Dans ces conditions, les commentateurs les mieux disposés voient dans « Genève II » une forme de démonstration par l’absurde de l’inanité de la voie diplomatique, qui laisserait ouverte d’autres options plus militaires. Cette application qui se voudrait habile de la méthode de la carotte et du bâton gagnerait en crédibilité si la co-belligérance active de la Russie et de l’Iran trouvait dès à présent le moindre contrepoids. Or, force est de constater que l’Otan, l’UE et les Etats-Unis semblent tétanisés par un engagement même indirect sur le théâtre syrien.
La chronique de l’échec annoncé de « Genève II » peut d’ores et déjà être écrite. Et des milliers, voire des dizaines de milliers de Syriennes et de Syriens vont payer dans leur chair cette nouvelle démission de la communauté internationale. Mais il y a encore pire, car tout laisse penser que l’opposition syrienne se verra accusée au moins partiellement de cette faillite. Et c’est là où la perversité du régime Assad rejoint le formalisme souverainiste des chancelleries pour nier la réalité du peuple syrien.
Que n’a-t-on pas écrit sur les différentes tendances de la révolution syrienne, sur leurs divisions, sur leurs querelles et sur leur incapacité à assumer leur responsabilité historique ! Une grande part de l’instabilité chronique de la coalition révolutionnaire tient pourtant à l’ingérence constante de « parrains » plus ou moins bien intentionnés. Et cette ingérence va s’intensifier à l’approche de « Genève II », quand l’opposition sera sommée d’endosser les concessions négociées par les Occidentaux avec Moscou.
Ce faisant, les Etats-Unis et l’UE pourront se féliciter d’avoir obtenu à l’arraché un accord prouvant leur volonté de paix. Mais ce sera au prix du crédit des acteurs syriens contraints d’accepter au moins une partie du diktat du despote, qui empochera l’acquis et se dégagera de toute obligation. Les « Genevois » n’auront plus aucun avenir en Syrie, même s’ils continueront d’alimenter le cycle des conférences, des débats et des tables rondes, pour le plus grand plaisir de leurs hôtes occidentaux.
Plutôt que de faire assumer à la résistance syrienne le prix exorbitant de « Genève II », il faut donner les moyens à sa direction de reprendre pied en Syrie même, d’y établir une autorité alternative et de contester sur le terrain la toute-puissance du régime Assad. Cela implique un armement qualitatif, raisonné et raisonnable, de la révolution syrienne en matériel antiaérien et antichars. Pour les démocrates syriens, abandonnés hier face à Assad et démunis aujourd’hui face aux jihadistes, c’est tout simplement une question de vie ou de mort. Que les mirages de Genève ne nous fassent pas oublier un sort aussi tragique.
Lire aussi: «La révolution arabe durera une génération», entretien avec Jean-Pierre Filiu (Mediapart du 20 avril 2013)
Date : 29/5/2013