Ziad Majed : Alep, vidée de deux tiers de sa population par l’armée syrienne et ses parrains – Propos recueillis par Catherine Gouëset

Article  •  Publié sur Souria Houria le 7 février 2016

Une offensive de l’armée syrienne soutenue par l’armée russe a coupé l’ex-capitale économique de la Syrie, de ses sources d’approvisionnement. Le chercheur Ziad Majed revient sur le calvaire d’Alep, les forces en présence, et la responsabilité des grandes puissances dans ce désastre.

Alep, bastion rebelle, est aux abois. Des dizaines de milliers de Syriens ont fui la région en direction de la Turquie devant la vaste offensive lancée par l’armée syrienne, sous la couverture de l’aviation russe et avec l’assistance de combattants étrangers. Le point sur la situation avec le chercheur libanais Ziad Majed, spécialiste de la Syrie.

Quelle est la situation à Alep à ce jour ?

Depuis jeudi, la partie Est de la ville et les zones limitrophes, contrôlées par l’opposition, sont coupées, au nord, de la campagne menant à la frontière turque. Un déluge de feu s’est abattu sur Alep et ses environs ces derniers jours. Les Russes disent avoir effectué 237 raids sur 900 cibles dans les quatre premiers jours de février. Mais l’offensive avait démarré plus tôt. Les bombardements russes se sont intensifiés sur la ville et ses lignes de ravitaillement depuis début janvier.

La région d'Alep avant l'offensive de 2016 (en vert, zones rebelles, en rose, celles du régime, en jaune, zone kurde, en vert foncé, lignes de démarcations et de combats, en gris, zones EI).

La région d’Alep avant l’offensive de 2016 (en vert, zones rebelles, en rose, celles du régime, en jaune, zone kurde, en vert foncé, lignes de démarcations et de combats, en gris, zones EI).

© Le Courrier du Maghreb et de l’Orient

Qui sont ces candidats à l’exil?

Les dizaines de milliers de civils Syriens qui fuient en direction de la Turquie proviennent des faubourgs et de la campagne alépine. Les habitants d’Alep, eux, ne peuvent plus sortir. Et ceux qui sont partis sont aussi acculés. 15 à 20 000 personnes sont bloquées aujourd’hui à la frontière turque.

Qui mène l’offensive terrestre du côté du régime ?

Des divisions de l’armée de Bachar el-Assad, plusieurs milliers d’hommes, auxquels s’ajoutent un millier de combattants du Hezbollah libanais et des centaines de combattants irakiens et afghans, recrutés et dirigés par des militaires iraniens.

La ligne de ravitaillement au nord d'Alep est coupée, après l'offensive de l'armée syrienne.

La ligne de ravitaillement au nord d’Alep est coupée, après l’offensive de l’armée syrienne.

Liveuamap.com

Quels sont les groupes de l’opposition présents à Alep?

La plupart sont des groupes locaux réunis sous la bannière du Front du Levant (Jabhat al Chamiya), formé fin 2014, dont certains sont des anciens de l’Armée syrienne libre (ASL), tel Harakat Noureddine al-Zenki. Il y a également des brigades restées sous la bannière de l’ASL et le groupe islamiste Ahrar el-Cham. Le Front al-Nosra (affilié à Al-Qaïda) est beaucoup moins présent à Alep qu’il ne l’est à Idleb, même s’il a tenté un coup médiatique, la semaine dernière, en filmant l’envoi vers Alep d’hommes depuis le nord-ouest.

À quoi ressemblait Alep avant cette nouvelle offensive?

L’ex-capitale économique du pays comptait 3 millions d’habitants avant la guerre. Aujourd’hui, elle est divisée en deux.

En 2012, la partie est – des quartiers de classes moyennes et populaires, un peu plus du tiers de la surface de la ville- ainsi que les campagnes environnantes, très peuplées, sont passées sous le contrôle de l’opposition. Faute de pouvoir les reprendre, le régime a lancé, dès l’été 2012, les premiers raids aériens, puis les largages de barils d’explosifs. Les boulangeries, les écoles et les hôpitaux étaient particulièrement visés, avec pour objectif de rendre la vie impossible. Aujourd’hui, à Alep, beaucoup de centres de soin ou d’écoles improvisées sont installées en sous-sol.

De 2 millions d’habitants en 2012, la population du secteur de l’opposition est passée à environ 200 000. Certains habitants ont fui vers les campagnes avoisinantes, d’autres vers la Turquie, d’autres encore ont trouvé refuge dans la partie d’Alep contrôlée par le régime, pour échapper aux barils d’explosifs. Pas les hommes: ils risquaient d’être arrêtés ou enrôlés dans le camp loyaliste.

Avec environ 800 000 habitants, la partie ouest de la ville a, elle aussi, perdu une partie de sa population, partie vers la côte (Lattaquié) ou la Turquie.

En rose, les forces du régime; en vert, celles de l'opposition; en vert foncé: lignes de démarcations et de combats; en jaune, les forces kurdes.

En rose, les forces du régime; en vert, celles de l’opposition; en vert foncé: lignes de démarcations et de combats; en jaune, les forces kurdes.

Wikimedia commons

Pourquoi l’opposition est-elle aussi affaiblie?

Ces derniers mois, l’opposition, au nord, a été mobilisée sur plusieurs fronts, ce qui a contribué à l’affaiblir: au nord-est d’Alep, des combats acharnés l’ont opposé à Daech. Des accrochages réguliers se sont produits avec les forces Kurdes (YPG), au nord-ouest. Un large front l’a opposé aux forces du régime et du Hezbollah au sud-est et à l’est. Ces dernières cherchaient à percer cette ligne pour rejoindre les positions qu’elles tiennent au nord-ouest d’Alep, ce qu’elles ont réalisé cette semaine.

L’opposition a beaucoup souffert du pilonnage de l’aviation russe. Pendant les combats contre Daech, en octobre et en novembre, les raids russes l’ont visé tout en épargnant l’EI, ce qui a permis à celui-ci de progresser dans la région avant d’être repoussé.

Mais c’est surtout la décision américaine de ne pas fournir de missiles sol-air, à partir de 2012, lorsque les bombardements aériens ont commencé, qui est à l’origine de la situation actuelle. Le régime a eu « ciel ouvert » pour pilonner les positions de l’opposition et les régions qu’elle avait libérées. Une grande partie des réfugiés ont fui en raison de ces bombardements.

En outre, Washington a récemment fait pression sur les pays qui soutiennent l’opposition, la Turquie et les pays du Golfe, pour qu’ils limitent leurs livraisons d’armes à l’opposition afin de préparer les « conditions de réussite de Genève III« . Dans le même temps, Russes et Iraniens ont augmenté les leurs, tout en intervenant directement sur le champ de bataille.

La récente offensive explique-t-elle la suspension des négociations de Genève, mercredi dernier?

En partie. Les Russes et le régime, qui ont intensifié les bombardements pendant les pourparlers, n’ont pas intérêt à négocier puisqu’ils engrangent des succès sur le terrain.

L’opposition ne souhaitait pas non plus rester à la table des négociations. Elle a été contrainte par les grandes puissances occidentales à multiplier les concessions pour que Genève ait lieu. Elle voulait qu’un minimum de ses revendications humanitaires soient prises en compte (levée des sièges, arrêt des bombardements et libération de prisonniers), ce qui n’a pas été le cas. Elle se sent trahie.

Comment voyez-vous la suite des événements?

La stratégie du régime et de ses alliés russe et iranien est une stratégie de la terre brûlée, qui rappelle celle menée par Vladimir Poutine en Tchétchénie. S’ils parviennent à écraser l’opposition, ce sera une victoire sur un champ de ruines, une terre vidée de sa population.

Depuis le début de ces offensives, à chaque fois qu’une ville ou une région est reprise par l’armée du régime et ses alliés, toute la population fuit. Les Syriens ont le sentiment d’affronter une armée d’occupation. Reste à savoir quelles seront les réactions turques et saoudiennes et, le plus important, quelle serait la capacité de l’opposition à résister aux offensives qui vont probablement se multiplier.