La révolution syrienne ne se résume pas aux « barbus sans moustache » – par Ignace Leverrier

Article  •  Publié sur Souria Houria le 8 août 2012

Au cours d’une prestation, lundi 6 août au matin, sur l’antenne de France Info, le Dr Bassam Tahhan, professeur de géopolitique et de Lettres arabes au lycée Henri-IV, à Paris, et porte-parole du Collectif pour la Syrie, a tenu sur la situation à Alep, la ville dont il est originaire, et sur la révolution en cours dans son pays, des propos caricaturaux qui ont surpris, fait réagir et scandalisé un certain nombre d’auditeurs.

Le professeur Bassam Tahhan © France Info

Ils auraient trouvé cocasse, si les temps n’étaient pas si dramatiques pour les Syriens en général et pour les habitants d’Alep en particulier, de l’entendre déclarer que « ce qui se passe est très simple. On voit le quartier Hanano qui est investi par une sorte d’exode rural des gens qui ont fui les combats des villages. Mais ce sont des gens anti-Assad. Donc ils ont investi et ils essayent, eux, de pénétrer dans la vieille ville. Alors l’armée, effectivement, les bombarde [ces quartiers]. C’est des sortes de HLM qui remontent aux années 1960. Mais ce ne sont pas des Alépins. C’est-à-dire que le gouvernement a été pris (sic) par cela. Il a offert l’hospitalité à ces réfugiés, hein, voilà… ». Autrement dit, si vous n’avez pas compris, les véritables Alépins ne sont pour rien dans une situation de guerre qui leur serait en quelque sorte imposée par de méchants villageois hostiles au pouvoir en place, que les autorités, dans leur très grande mansuétude, avaient pourtant acceptés sur leur territoire.

D’autres quartiers visés

Selon le Dr Tahhan, « les autres combats qui se déroulent, c’est entre la citadelle et les quartiers chrétiens. Comme sur Internet, les islamistes ont menacé les chrétiens d’Alep, il y a actuellement des Unités spéciales qui encerclent tous les quartiers chrétiens d’Alep et les combats se déroulent entre la citadelle et ces quartiers chrétiens« . Autrement dit, si vous n’avez pas compris, de méchants islamistes s’emploient à terroriser à Alep d’innocents chrétiens qui ne leur ont rien fait, mais qui peuvent heureusement compter sur le dévouement des Forces spéciales d’un régime, ultime rempart des minorités. En dépit des 3 contacts téléphoniques qu’il se prévaut d’avoir quotidiennement avec des habitants de la ville, le professeur Tahhan semble ignorer que bien d’autres quartiers, suspectés d’abriter eux aussi des rebelles, sont la cible depuis plusieurs jours de violents bombardements, non pas des seules Forces spéciales, mais de l’artillerie, des blindés, des hélicoptères de combat et des avions de guerre de l’armée du régime, qui préparent le terrain en vue de l’assaut final et de l’intervention des soldats, des moukhabarat et des autres combattants à la solde du régime.

Le quartier de Salaheddin à Alep, après son bombardement par l’armée syrienne

Selon le professeur, « les habitants d’Alep ne manquent de rien. Ils ne manquent pas de pain. Pas du tout. Ils ne manquent que de bonbonnes de gaz« . Interrogé sur la raison des files d’attente qui s’allongent alors devant les boulangeries, le Dr Tahhan a nié le fait. Il a préféré mettre en cause la crédibilité de la presse et les médias, qu’il a accusé de reprendre, sans les filtrer, les fausses informations diffusées par une organisation… dont il a été incapable de citer le nom exact. On rappellera donc à cet expert qu’il n’existe pas d’Office des droits de l’homme de Londres, et que, si la capitale britannique héberge un tel bureau, celui-ci n’a rien à voir avec l’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH) [Créé à Londres autour de 2006 pour attirer l’attention sur les multiples violations des droits de l’homme en Syrie sous la présidence de Bachar Al-Assad, cet organisme auquel journalistes et experts se réfèrent souvent comme à une création récente, n’avait jamais posé problème avant le début de la révolution. Il a alors été accusé, sans aucune preuve, d’être sous l’influence des Frères musulmans et de diffuser des informations tendancieuses contre le régime syrien, alors que son directeur, Rami Abdel-Rahman est un laïc avéré et que les Frères disposent, avec la Commission syrienne des droits de l’homme, de leur propre organisation]. En revanche, le Dr Tahhan savait « comme tout le monde » – c’est du moins ce qu’il affirme – que l’Office en question est « aidé par les services secrets britanniques… et c’est très peu fiable quand on vérifie cela« . Comprenne qui peut.

Pénurie de gaz

Echappant en spécialiste aux manipulations dont seraient victimes les médias, le Dr Tahhan a manqué faire mourir de rire ses auditeurs en expliquant doctement que la pénurie de bouteilles de gaz à Alep était due au fait que « les bonbonnes sont utilisées par les rebelles pour faire des explosions, pour commettre des attentats« … Il suffit pour démontrer l’ineptie de ce genre de propos de mettre en rapport le nombre d’opérations de ce type intervenues à Alep et la quantité de bouteilles de gaz nécessaires à la population d’une ville de plus de 2 millions et demi d’habitants… Même un journaliste d’une chaîne syrienne de télévision publique ou privée aurait hésité à utiliser un argument aussi peu convaincant pour expliquer le manque de gaz et l’incapacité ou le refus du gouvernement de fournir aux Alépins le nombre de bonbonnes correspondant à leurs besoins.

File d’attente devant une boulangerie © syrianchange.com (05.08.2012)

Interrogé sur le soutien à Bachar Al Assad que ses réponses précédentes suggéraient, le Dr Tahhan s’est défendu en faisant remarquer que « la Syrie est le seul pays du monde arabe où, dans la Constitution, la religion de l’Etat n’est pas l’Islam« . Cet argument, qui n’avait rien à voir avec la question, est utilisé à tort et à travers par les Syriens et les non-Syriens qui préfèrent à toute autre forme d’état le régime actuel, dont la prétendue laïcité compenserait le caractère fondamentalement antidémocratique. Or, que l’on s’en tienne aux textes ou à la pratique, cet argument est doublement erroné. D’une part, aucune mention de la religion de l’Etat ne figure dans la Constitution libanaise, promulguée en 1990, au lendemain des accords de Taef de 1989. Qui plus est, notre expert semble oublier que, dans la Constitution syrienne adoptée en 1973 sous le règne de Hafez Al-Assad, comme dans la nouvelle Constitution promulguée par Bachar Al-Assad le 15 février 2012, « la religion du président de la République est l’Islam » (art. 3, § 1) et que« la jurisprudence islamique est une source principale de la législation » (art.3, § 2). Ces deux points introduisent des limites à la laïcité et à l’impartialité de l’Etat, dont celui qui se dit « pour une Syrie démocratique et laïque » ne semble pas s’émouvoir.

Ricanement étrange

Pour lui éviter de s’engager trop loin dans l’impasse où il était en train de se fourvoyer, la journaliste qui l’interviewait lui a opportunément demandé si, selon lui,« le président Bachar Al-Assad peut encore rester au pouvoir ou s’il doit partir ». Au lieu de répondre à la question, le Dr Tahhan a louvoyé en déclarant que ce n’est « ni aux Etats-Unis, ni à Fabius – dont la mention du nom a provoqué chez lui un ricanement étrange – de décider que tel président part ou reste« . Il considérait pour sa part « qu’il faut négocier, continuer dans la légalité« . Après une nouvelle digression dont le contenu et la forme devaient beaucoup aux lieux communs des partisans du régime sur « les faux opposants« , qualifiés « d’aventuriers et d’arrivistes » et accusés de « se remplir les poches de l’argent déversé à flot par l’Arabie saoudite et le Qatar« , le Dr Tahhan a soutenu à nouveau que, « si Bachar Al-Assad doit partir, il faut qu’il parte dans la légalité, d’une manière démocratique, et qu’il passe la main à d’autres forces« . Il aurait donc échappé à notre professeur, que les opposants n’ont jamais vu aux manifestations hebdomadaires organisées depuis plus d’une année à Paris sur la place du Châtelet, que c’est précisément ce que les révolutionnaires syriens ont réclamé durant des mois. Mais ils ont dû prendre acte du fait que le chef de l’Etat ne se retirerait jamais, qu’il était prêt et qu’il avait commencé à décimer sa population, et que, plutôt que de céder la place, il mettrait en œuvre jusqu’à son terme la politique de la terre brûlée dont les agents étaient ses soldats et ses services de sécurité.

« Bachar Al-Assad ou la terre brûlée »

Sans y être invité, le Dr Tahhan est spontanément revenu à une idée qu’il avait été empêché de développer à sa guise mais qui lui tenait à cœur : « La Syrie est victime de cette lutte américaine qui vise à casser l’axe anti-américain. » Tout en se défendant d’être un adepte de la théorie du complot, il a estimé que la responsabilité de la situation actuelle n’incombait pas d’abord au chef de l’Etat syrien, parce que la Syrie, qui n’était pas pire que les autres régimes autocratiques de la région, était « dans le colimateur bien avant » le 15 mars 2011. S’en sont suivis les poncifs habituels sur « la Syrie [qui] a toujours été un phare politique pour le monde arabe, par son panarabisme, par sa vie politique« , et sur la volonté de certains de « casser l’axe chiite« . Autrement dit, si vous n’avez pas compris, c’est pas la faute à Bachar. C’est la faute aux Américains et à ceux qui, en Occident, n’acceptent pas qu’on leur résiste. Quant à la situation politique prévalant dans son pays avant la révolution et à la légitimité des revendications qui avaient poussé dehors ses compatriotes, le Dr Tahhan n’en a étrangement pas dit un mot…

« L’armement des barbus »

En revanche, après avoir exprimé sa rancœur pour la marginalisation de son Collectif, qui était « pour une passation pacifique du pouvoir » mais qui n’avait pas été invité, le 6 juillet 2012, à la réunion de Paris des Amis du peuple syrien, le professeur Tahhan a fini sa prestation en mettant en garde le gouvernement français contre « la continuation de sa politique d’armement des barbus« … qu’il a comparée à la stratégie des Américains en Afghanistan et à leur soutien aux Taliban. Les Syriens qui luttent sur le terrain contre les agressions du régime ignoraient, mais sans doute notre initié dispose-t-il d’informations propres, que la France avait commencé à livrer des armes aux combattants syriens. Ils ignoraient plus encore qu’elle avait choisi pour ce faire des destinaires dont le port de la barbe suffisait à faire des symboles de l’obscurantisme, de l’intolérance, de la violence et du terrorisme. A moins que, dans le langage impressionniste du Dr Tahhan, le terme de « barbus » soit synonyme de « révolutionnaires »…

Compassion internationale pour l’opposition syrienne (Ali Farzat)

On a oublié de mentionner que, prétendant résumer la situation en Syrie, il avait affirmé plus haut, sans craindre les généralisations ridicules, que « ce qu’on voit à la télé, ce sont des barbus avec des moustaches rasées. Vous saurez, n’est-ce pas, en islamologie, que ce look est celui des salafistes« … S’il ne voit d’abord lui-même à la télé que des barbus à la moustache rasée, on pourrait lui conseiller de changer de chaîne. Et puisqu’il n’accorde aucune crédibilité à Al Jazira et à l’OSDH, il pourrait consulter les milliers de films vidéo mis en ligne par les Comités locaux de coordination en Syrie qui montrent sur Internet des révolutionnaires au visage plus glabre que le sien.

Surtout, il aurait été mieux inspiré de ne pas se laisser abuser par les apparences. Cela fait longtemps que le caricaturiste Ali Farzat, qui n’affiche aucune prétention géopolitique, a montré dans ses dessins comment lui-même et ses compatriotes voyaient les chabiha que le régime paye pour accomplir ses plus sales besognes : comme « des barbus avec des moustaches rasés »… Etrange, non ?

Chabi-slamiste (caricature d’Ali Farzat)

De cet entretien, on tirera trois conclusions : entre le géopoliticien et le caricaturiste, le meilleur connaisseur de la Syrie n’est pas forcément celui qu’on croit ; le ministre français des affaires étrangères a sans doute bien fait d’oublier d’inviter le Collectif pour la Syrie à siéger lors de la dernière réunion des Amis du peuple syrien ; le Collectif urgence solidarité Syrie a eu raison, pour éviter toute confusion, de publier, le jour même de l’intervention du Dr Tahhan, un communiqué destiné à prévenir tout amalgame entre ceux dont la priorité est de dénoncer la dictature et ceux qui semblent « ignorer les dizaines de milliers de morts, la torture massive, y compris d’enfants et plus généralement les crimes contre l’Humanité perpétrés par le régime syrien contre son peuple ».

Ceux qui souhaitent lire d’autres « témoignages » sur la situation à Alep n’ont que l’embarras du choix. Outre les articles des journalistes qui se trouvent ou ont récemment séjourné dans la ville, contrairement aux affirmations du Dr Tahhan, ils peuvent se reporter, par exemple, à l’article « Nouvelles d’Alep« , mis en ligne le 7 août sur le site SouriaHouria.com.

 Source : http://syrie.blog.lemonde.fr/2012/08/08/la-revolution-syrienne-ne-se-resume-pas-aux-barbus-sans-moustache/